#anthologie #07 | Mon rêve d’eau

Dans la banalité des heures solitaires, entre mon jardinet, ma table de travail et le mur qui me fait face, je me délecte intimement du caractère répétitif de mes vacances à venir. D’une certaine manière, elles ont, dans la projection fantasmatique que je m’en fais, le caractère et la valeur d’un rituel qui doit enfin me permettre d’écrire. C’est ainsi qu’elles s’entourent de précautions et de mise à l’écart de tout ce qui peut présenter une source de déconcentration. J’organise donc mille préliminaires pour ne pas me dérober et me rendre maître d’une zone blanche de l’espace et du temps, au-delà de laquelle pourrait se déployer un territoire propice à la lecture ou à l’écriture. En somme, les heures les plus remplies pour la plupart des gens nécessitent pour moi une importante part de vide. Et celle-ci se manifeste aussi bien dans l’obligation de faire table rase autour de moi, que dans la répétition des mêmes tâches, aux mêmes heures, et selon le même scénario. C’est, du reste, le seul projet autour duquel doivent s’organiser mes vacances, et me permettre d’écrire un certain livre, une histoire sans cesse répétée depuis l’enfance et que l’écriture seule a le pouvoir d’épuiser. De cette constance du verbe, résulterait une forme de béatitude et une mise à l’écart, sans complaisance et sans amertume, de toute vie sociale. Je ne suis plus capable ni de me lier, ni d’entrer dans la danse. Lorsque le téléphone sonne, au milieu de la nuit, je me retiens de regarder qui m’appelle. Je cherche d’abord à me remémorer le rêve qui m’a assailli pendant le premier sommeil. C’était, je ne l’oublierai jamais, un rêve d’eau. Je cherchais quelque chose dans une voiture remplie d’eau mais il n’y avait rien. J’apostrophais quelqu’un mais il n’y avait personne. Dehors – si toutefois le dehors existait encore – le paysage s’étendait depuis les remparts d’un château. Je déambulais dans un espace de marécages, rempli de souches d’arbres, de feuilles et de branches mutilées qui flottaient à la surface de l’eau. Mon angoisse dépassait tout ce j’avais été capable d’’affronter jusqu’alors, en fait d’obsessions, de manies et d’enfermements par rapport au monde. Il n’y avait plus de monde. Littéralement. Il n’y avait plus de route. L’espace dans lequel je roulais – car je roulais, au pas, dans ce lieu infini d’eau – ne semblait pas se caractérisait par autre chose que son immensité. Aucune carte, que j’avais pris soin de conserver dans la boite à gants (le réseau téléphonique ne fonctionnant plus), ne semblait répertorier ce territoire, comme s’il s’était agi d’une étendue désertique d’eau, d’un palais abandonné ou encore d’un village entièrement englouti, avec sa place publique, sa mairie, sa salle des fêtes, son école, son terrain de sport, ses rues et même les lignes qui délimitaient les rives de sa rivière. Comme lorsqu’un lieu se trouve soudain totalement submergé et ramené à l’inhumaine vacuité de son essence aquatique. Dans mon rêve, ce déferlement de l’eau ne s’arrêtait pas là : une maison apparaissait au loin, mais à mesure que j’avançais, elle s’éloignait. Je criai encore pour appeler quelqu’un mais aucun son ne sortait de ma bouche. Le silence régnait absolument, comme si mon hurlement n’était fait d’aucun déploiement organique. Il n’était qu’absence de son, impossibilité même de toute production sonore, en dehors de la rumeur, répétitive à en devenir fou, du clapotis de l’eau, en sorte que mes appels à l’aide (pour qui je ne le savais pas) ou mes cris, à l’adresse des inexistants, ne dépassaient pas la lisière de mes lèvres et que, la toute-puissance des flots recouvrant l’impuissance de mes mots, je n’étais plus rien qu’un corps à la merci de la montée des eaux. Et je me demandais par quel miracle il se faisait que je ne m’étais pas encore noyé. Ou peut-être m’étais-je noyé et cet endroit qui n’en était pas un, dénué de refuges et d’indications, symbolisait-il juste le point culminant où l’eau se donne comme seuil et fondement, et je touchais ainsi à la compréhension de mon origine et de son épilogue. Je tentais donc, par la seule force de ma volonté et la puissance de mes muscles, de continuer d’avancer vers la maison. Mais cette création du désir échouait aussitôt que les roues de la voiture s’enlisaient dans la boue, que le courant s’agglutinait dans tous les interstices que lui offrait la tôle, devenue soudainement fragile et poreuse. Je poursuivais donc à pieds ma marche en avant vers la maison, même si en avant ne signifiait plus rien, car elle continuait toujours de s’éloigner à mesure que j’avançais. Avancer était, de toute façon, inconcevable. Ce qu’il restait, c’était moi, tout seul, pathétique, qui tombait, dans une pure incapacité de crier en tombant. Je sais alors qu’il me faut ouvrir les yeux, que je dois tendre la main, allonger les doigts, et me projeter avec mon corps vers l’appel en absence de mon téléphone. La nuit s’étire d’elle-même dans une noirceur réconfortante, celle qu’on éprouve à l’idée que le jour est encore loin et tous les engagements à venir, et je me dis que cette accalmie qui déjà n’en est plus une, sera peut-être la dernière. Dehors, il pleut.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

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