#anthologie #10 | le cahier rose

Elle a 78 ans. Son mari vient de mourir. Le lendemain de l’enterrement, elle ouvre grand toutes les fenêtres et laisse respirer la maison aux quatre vents toute la journée. Le soir, elle sort sur le balcon, porte-fenêtre ouverte, s’assoit et allume une cigarette. Cela faisait vingt ans qu’elle n’avait pas fumé. L’église sonne 21 heures. L’été est doux. Au loin bruissent les moissons.  Ombres portées des volets de bois jaune cuivré sur les murs blancs du bureau. La main noircit l’écran dans le crépuscule. Elle a quelques heures. On est en décembre 1939. La guerre avait déjà éclaté depuis plusieurs mois. Elle naît prématurée. Le lendemain de sa naissance, on l’emmène à l’église dans une boîte à chaussure pour la baptiser. On pensait qu’elle allait mourir.  La lumière est douce, jaune orangé et le ciel tout rose chargé de gros nuages mauves. Il a plu aujourd’hui. Les ciels sont beaux les soirs d’après la pluie.  La main ouvre le cahier rose et parcourt les notes. C’est un cahier de brouillon estampillé « Assistance publique. Hôpitaux de Paris. » Ce cahier lui appartenait. Il se trouvait avec d’autres cahiers vierges aux feuilles jaunies dans une caisse en plastique sous l’escalier qui mène au sous-sol. Elle a 18 ans. Elle prend le bateau à Bastia. Elle arrive à Paris. Elle a menti à sa mère. Elle ne sera pas institutrice. Elle sera infirmière. Elle visite la capitale avec sa marraine qui dit d’elle : « Ce qui m’étonne, c’est que rien de t’émeut. Tu ne t’émerveilles de rien. » On ne lui avait pas appris. Le jardin rosit puis grise à mesure que le soir tombe. Les couleurs se fanent au fur et à mesure que la lumière faiblit. La main quitte le cahier et toutes les notes soigneusement datées et reste un moment en suspens au-dessus du clavier, en attente. Elle a 8 ans. Dans la cour de récréation, on la traite de bâtarde. Elle n’aura jamais connu son père. Un nom tout de même mais trop tard.  Une seule copine à l’école aussi loin que remontent ses souvenirs, Simone. L’année du brevet, elle reçoit un prix, Premier de cordée de Frison-Roche. Grande fierté ce jour-là. Dans la maison baignée de lumière mordorée, les ombres s’allongent. Les contrastes s’estompent. La main peine à suivre le rythme des mots qui jaillissent, puis s’immobilise, tout soudain, figée dans le crépuscule. Elle a 21 ans. Elle rencontre R., hospitalisé à Claude Bernard. Il travaillait à l’époque aux usines Citroën de Javel dans le bureau d’études. Ils se marient deux ans plus tard en pleine guerre d’Algérie. La pénombre enveloppe bientôt le contour des meubles, la bibliothèque, les objets sur le bureau, et la main qui écrit, entre fébrilité et suspension. Et puis, la lumière de l’écran d’ordinateur se détache progressivement. Blanc sur fond noir. Coulée de nuit dans la ravine. La nuit opaque a noyé le jardin. La main écrit dans le halo de l’écran pour seule lumière, avant de refermer le cahier.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

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