#anthologie #11 | la nuit qui vient

Elle a quinze ans L’installation familiale à Paris est un échec Elle rentre seule en Algérie Elle est triste de laisser sa mère ses frères sa soeur Le retour jusqu’à Marseille est long très long pour une jeune fille triste Toutes les gares sont desservies et dans les grandes villes les arrêts durent immensément longtemps Dans le wagon de troisième déjà plein montent à chaque arrêt plus de voyageurs qu’il n’en descend et elle coincée entre la fenêtre et une vielle femme qui ne lui parle pas face à elle un couple de jeunes mariés descend voir la mer Elle regarde le jour se lever après Paris quelques brumes puis quelques vaches dans les prés puis la pluie puis le soleil à partir de Valence Le long du Rhône elle regarde les péniches quelques pêcheurs Sur un pont une carriole passe tirée par un âne près duquel marche un vieil homme Dans le wagon bourré la fumée pique les yeux et la gorge Le froid interdit l’ouverture des fenêtres Chacune et chacun sort du sac le pain le saucisson le fromage et le vin rouge et quelques rires gras fusent encore parmi les ronflements alors qu’on approche de Marseille À la gare Saint-Charles elle retrouve la saleté et l’agitation qui l’avaient tant gênée à l’aller Il fait déjà nuit Elle va vite au bateau avec son baluchon Elle ne se retourne pas lorsque les hommes la hèlent elle presse un peu plus le pas c’est tout Elle ne se souvient pas de la nuit sur le bateau où elle a dormi blottie sur le pont enveloppée dans un châle Elle garde une image brève et floue des lumières de la Canebière s’éloignant dans la nuit froide La journée sur le bateau est longue mais la mer est douce rien à voir avec la première traversée qui l’a rendue malade Elle fait durer le pain qui lui reste garde sa pomme pour le soir Elle espère voir l’arrivée sur Alger Elle reste à l’avant sa pomme à la main sous le châle le regard fixé sur l’horizon À l’Ouest la mer est rouge comme le ciel Le soleil brillera le lendemain Malgré la nuit tombante c’est la première fois qu’elle n’a pas froid depuis le départ elle commence à sentir la chaleur de son pays Alors que le ciel s’assombrit l’horizon devient une ligne noire qui tranche entre deux gris que la lune maintient dans des tons clairs elle continue à fixer l’horizon croque dans sa pomme n’en laisse presque rien tout juste les pépins qu’elle crache devant elle vers Alger d’où enfin vient une lueur L’horizon scintille la Lune éclaire la mer Elle ressent une grande joie ne sait encore pas que personne ne sera là pour elle et qu’elle sera seule dans la nuit qui vient

4 commentaires à propos de “#anthologie #11 | la nuit qui vient”

  1. Magnifique !
    Je pense aux premières pages de « Ceux qui partent » de Jeanne Benameur… autre approche, mais dans la même direction… tu devrais apprécier.

  2. C’est un honneur que tu me fais en liant ce texte à celui de Jeanne Benameur.
    Merci pour ce commentaire Annick