1-
Les odeurs des plats (on peut jouer à deviner) ; les coups du mortier ; cris des gens ; klaxons des rues (ça fait à chaque fois sursauter) ; la texture de l’asphalte chaud sous la semelle (parfois très collante) ; le soleil sur les miroirs (et les yeux impossibles) ; le vent aux fenêtres, petite trêve ; le chant maladroit de ma mère ; le chatouillement de la poussière ; la peau qui sue ; l’arrogance des camions (se sentir petit vulnérable) ; le désordre des épiceries ; le hasard des rencontres (on connaît toujours quelqu’un ici) ; les conversations des balcons ; les prières des marchands ambulants ; la radio en partage (émissions et chansons se superposent, personne ne s’offusque) ; les narines bouchées en été (rien à faire)… j’habite ma ville maternelle.
2-
L’école comme nouvel habitat. Ce qui chaque matin se répète. Râler contre l’uniforme obligatoire. Prier pour que l’autocar nous oublie. S’agacer du trop de joie des autres enfants. Sursauter à la sonnerie avant après (sans aimer ni l’avant ni l’après). Aimer le retour à la maison, entre les embouteillages et l’irritation du chauffeur (il y a plus impatient que soi). Répéter les lendemains. Loucher sous le doigt de la maîtresse qui compte nos têtes. S’interdire de parler arabe à la récré (c’est interdit). Les cahiers les livres les crayons, le banc à partager, le chewing-gum à jeter (le coller parfois pour après, durci dégoûtant). La première école et pour toujours cette hypothèse : si on désertait ?
3-
Lit de nuit, ma maison à moi. Mon seul lieu de seule.
4-
J’ai habité la guerre, ses murs étroits. Ses mots étroits. Cieux étroits. Ses frontières étroites. Nos corps rétrécis. Les espoirs étroits. Prières étroites. Et l’avenir, habité de ça.
5-
Que veut dire grandir quand l’adolescence répète les années. On habite l’âge du début de la guerre, arrêté enfermé dans cet âge-là.
6-
La cuisine comme ventre maternel. Bruits et odeurs. Je me berce encore de ses mouvements vagues et précis. Le goût des plats qui se cherche. Apprendre les nuances des goûts. Et plus grande, devoir répondre : ça manque de quoi, selon toi ? Fierté et peur, l’immense peur de me tromper, responsable du repas à ma hauteur d’enfant. Décider s’il faut davantage de sel ou de citron. Et l’huile d’olive ? Quelle combinaison et de quoi ? Voir les yeux de la mère attendre nos lèvres. Habiter ses gestes, sa patience, le tout de son corps qui cuisine.
7-
Les rues de Beyrouth, dedans dehors confondus. On habite avec les voisins, portes ouvertes. Avec les vieux qui jouent au tric trac, table bancale dans la rue du quartier, un coin sans trottoir. Avec les chats qui débordent des poubelles, traversent sans regarder. Dans la poussière, la moiteur. Les voitures qui démarrent avec plus de vigueur que nécessaire. Les rues sans nom, sans numéro comme pour éviter de spécifier, on y est tous chez soi.
8-
Les abris sont nos logements collectifs. Nous ne sommes plus dans les rues, nous nous cachons en terre.
9-
Parfois sous le lit, parfois sous le drap.
10-
Nous n’habitons plus la maison d’enfance, nous n’avons pas quitté, nous n’avons pas pu rentrer. Nous habitons chez les grands-parents, nous parlons tout le temps de l’après. Une maison à soi. Nous évitons la maison d’enfance, notre maison. Nous ne dormons plus dans nos lits, nous partageons des matelas par terre. Nous campons chez les grands-parents. Amusés excités au début, l’inconnu. L’exil serait tourisme les premiers temps. Nous n’ouvrons pas le frigidaire sans l’autorisation de la grand-mère, nous respectons leurs horaires leurs règles. Nous leur sommes reconnaissants à vie, nous ne savons pas encore où habiter, nous ne voyons pas la suite. Nous n’avons pas quitté, rien ne prépare.
11-
Ce sang (tu es une jeune fille maintenant) et mon corps comme nouvel espace. Vivre dedans. Ni peur ni dégoût.
12-
L’ascenseur quand seule. Le miroir de l’ascenseur et je suis accompagnée. Le chez-moi mobile, l’ascension.
13-
Ma voiture enfin. Ma maison, quand j’en parle, mon plus intime lieu. La clef comme garantie de territoire. Ma voiture, mes affaires comme si je risquais toujours quelques exils. Le petit sac, la trousse de toilette, les livres, un peu de vaisselle. La bouteille d’eau tiédie de soleil, imbuvable bientôt. Ma voiture et ce rêve impossible de tout quitter un jour.
14-
La mer, une maison au plus près du corps. L’autre peau. Je retiens ma respiration pour habiter longtemps ses sons.
15-
Petits on coupait la chambre en deux. Chacun son camp et la guerre déjà. Chacun chez soi, chaussure lancée à qui se risquait.
16-
D’où vient la fumée qui sort de mes dessins d’enfant ? Je savais déjà l’embrasement des maisons.
17-
Je n’écris pas sur les premières pages des carnets. Comme seuil, elles protègent le reste. J’espère tromper les curieux, il n’y aurait rien à lire. Réflexe d’enfant. Tôt l’illusion de construire des habitats de mots, sans quitter la mienne de maison. Peaufiner l’art de la cachotterie, utiliser mes cahiers scolaires. Qui irait lire les exercices de maths ou de français ? Entre deux, un poème comme poutre dissimulée. Et l’impression d’emboîter des chambres.
18-
J’habite deux langues. Je ne les parle ni les écris, j’habite la terre de deux langues qui avancent en sens opposé.
19-
Ma maison ma maisonnette, tu caches mes défauts, dans toi je dors, dans toi je me lève, en toi j’étends mes jambes. Ma mère la chantait tout le temps, l’aurait-elle inventée ?
PS : une chanson de Sabah, paroles détournées par ma mère la grande amoureuse de sa maison.* (la chanson de Sabah ci-dessous)
20-
J’habite ma bouche. Toutes pierres blanches, tous recoins.
21-
Et l’habitat de toujours ? Tombe ou vent ? N’en déciderai pas aujourd’hui.
* la chanson de Sabah
« La première école et pour toujours cette hypothèse : si on désertait ? »
Quelle belle invitation !
La 17 : magnifique !
merci Delphine pour ta promenade entre ces habitats