#anthologie #09 | plus tard elle est partie à la campagne

la gamine a osé dire devant sa mère et la conseillère d’orientation je veux dessiner je veux faire du dessin

la réunion s’était d’abord tenue en son absence puisqu’elle avait cours dans une salle qui donnait sur la rue Duguesclin – probablement un cours de grec que l’on case en fin d’après-midi quand tous les autres élèves ont quitté le collège – à la sortie du cours elle avait remonté tout le couloir pour se rendre dans le bureau de la conseillère d’orientation où se tenait la mère,

la mère qui ne s’occupait pas de la scolarité de la gamine ce rôle étant échu au père déjà retraité je ne sais pas pourquoi ce jour-là c’était la mère qui était venue au collège elle n’y venait pas ou seulement et encore pour la réunion parents professeurs lesquels disaient toujours les mêmes choses élogieuses sur la gamine mais pas au sujet des mathématiques qui n’étaient pas son fort ni des sciences physiques, elle ne comprenait pas comment la mère s’était résolue à venir, pourquoi elle était là,

elle avait remonté le couloir se demandant ce qui avait bien pu se dire en son absence concernant son avenir car ce qu’elle préférait au collège c’était le cours de dessin qui avait lieu dans la salle de dessin située à l’angle des rues Duguesclin et Chaponnay elle aimait les grandes ouvertures qui donnaient sur la rue au fond et à gauche de la salle quand on regardait le tableau,

beaucoup d’élèves n’aimaient pas le cours de dessin parce qu’ils estimaient – ou leurs parents – que le dessin ne servait à rien et qu’une heure de français en plus à faire des dictées ou des exercices du Bled aurait été plus utile et surtout parce qu’ils n’aimaient pas le professeur qu’ils trouvaient vieux et ennuyeux surtout quand il sortait l’appareil à diapositives pour leur passer des diapositives d’œuvres d’art des grands musées parisiens pendant une heure,

c’était pour la gamine une heure suspendue qui n’appartenait plus au temps elle découvrait des représentations du monde dont elle n’avait pas idée et qui la subjuguait,

il y avait toujours les garçons du fond de la classe qui ricanaient devant des tableaux de femmes nues,

le bureau de la gamine étant situé à la bonne distance de l’écran le professeur lui mettait dans la main la télécommande qui permettait de faire avancer le panier pendant que le professeur assis à son bureau lisait un commentaire sur chaque diapositive et donnait un coup de sonnette pour faire venir la suivante,

elle n’aimait pas trop la façon appuyée qu’il avait de lui tenir la main pour lui montrer comment ça marche mais tout en remontant le couloir elle se disait qu’elle aimerait que le cours de dessin jamais ne s’arrête et la seule chose qu’elle souhaitait réellement c’était continuer de regarder défiler des toiles de maîtres sur un écran

une génération après la gamine ne fut pas surprise de voir sa propre gamine prendre le chemin qu’elle sans qu’elle ne lui dise rien du sien,

je veux faire du dessin et pour cela elle irait dans un lycée beaucoup plus loin que celui qui était juste à côté de chez elle elle était contente d’aller beaucoup plus loin dans un établissement où ni son frère ni ses sœurs n’étaient allés elle n’irait pas en « C » elle passerait le baccalauréat « A 3 » philosophie-lettres-arts plastiques une première dans la famille

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.