#anthologie #09 | Au ralenti

C’est alors que je l’ai su, on me l’a dit, c’est tout, cela suffisait, ça réveillait, ça faisait remonter à la surface des mois de bouillonnement intérieur, plongés dans Malherbe et Racine, nous recevions en pleine figure les échos amplifiés des « événements » d’Algérie, pas ceux de la rébellion sanglante du début des années 50, ou, plus anciens, de 45 à Sétif, quand nous n’étions pas nés, non, il s’agissait des soubresauts de fin de partie dans laquelle s’opposaient les partisans de l’Algérie française et les gaullistes au pouvoir,

quand j’ai su que T. allait être renvoyé du lycée parce que, notre prof de Français – et prof principal – l’avait surpris déambulant dans la ville au bras d’une nana, alors qu’il avait fait passer un message d’absence pour maladie, j’ai pensé que T., franco-libanais arrivé depuis peu à Paris, mal à l’aise avec les programmes mais déjà plus adulte que la plupart d’entre nous, était le bouc-émissaire idéal dans l’ambiance délétère qui empoisonnait nos classes de la seconde à la terminale, T. introduisait dans la routine institutionnelle un élément externe, cette rencontre fortuite entre un élève et son maître allait provoquer son rejet comme d’un corps étranger,

en ce temps de lutte sourde et de manipulations, on savait sans savoir, on connaissait sans affirmer, des noms circulaient, des camps se formaient, arborant discrètement cravate noire ou fleur de lys, une délicieuse atmosphère de clandestinité brouillait nos imaginations romantiques, des inscriptions à la peinture noire ou au goudron apparaissaient sur les murs, effacées avec peine par le personnel de service, « PAIX EN ALGÉRIE », « OAS VAINCRA »,

on me glissa l’information à l’oreille au pied de l’escalier entre deux changements de salle, je savais ce qu’il me restait à faire, j’en étais sûr, tout se déroulait comme au ralenti, je me regardais agir… monter l’escalier quatre à quatre, courir dans le couloir, personne, entrer dans la salle, trouver une craie, écrire au tableau la phrase vengeresse, soigner l’orthographe – comment, à ce moment de hâte pouvais-je penser à la grammaire ? – redescendre pour remonter avec le maître et les copains,

je n’avais demandé d’avis à personne, je n’avais prévenu personne de mon acte, c’était bien sûr une erreur, d’ailleurs je n’avais rien décidé, rien médité, rien prémédité, j’étais agi par une sorte de réflexe, poussé par une nécessité intérieure, sans jamais prendre conscience qu’au fond j’aimais ce prof bien plus que mon copain T., cet excellent prof, je l’obligeais maintenant à déclencher le protocole administratif qui aboutira à mon rejet inévitable d’un système dont j’avais oublié la colère froide.

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