Une femme porte son corps devant elle
Je suis pas bien grande et un peu tordue mais comme vous me voyez j’ai pas baissé les bras. J’ai foncé. Fallait bien. Quand on veut te chasser, quand on te laisse tomber, quand ton père décampe, veut pas te voir, pas te connaître, pas t’aider, faut bien te débrouiller. Elle n’était pas bien grande ma mère, elle était bien naïve. Ça n’a pas duré. La réalité plein la gueule, plein les yeux, plein les dents, elle a pris. Elle les a serrées les dents, elle l’a fermée sa gueule. Elle les a séchés ses yeux. Pas le temps de pleurer. C’est moi qui pleurais. C’est moi qu’il fallait faire manger. Suis pas bien grande, l’étais encore moins à cette époque, mais je l’ouvrais ma bouche, j’en réclamais du lait. Manger, il voulait ce corps. Je l’ai sucé le sien, je l’ai tyrannisé, je savais pas, je voulais vivre, quoi. J’avais rien choisi. Mais je réclamais. Mon corps réclamait. C’est à elle que je réclamais. Pleurer, manger, dormir. Pleurer, manger, dormir. Pleurer tant que pas mangé. C’est que chaque jour il fallait le nourrir ce corps. Et pas qu’un peu. Et pas qu’un an ou deux. Elle s’est débrouillée, elle s’est défendue. Pas de moi, non. Des autres. De la guerre. Des regards, des quolibets. On dira quolibets. Des saloperies, quoi. Des saloperies, elle en a entendues. Elle a détourné la tête, elle a bataillé, travaillé, et puis accepté d’être aidée, entretenue ils disaient. Ils auraient préféré qu’on crève? Il y avait ce corps, il y avait mon corps, tout petit mais qui réclamait, qui exigeait. Faut le nourrir le corps. Plus tard on a pu se moquer de moi, mais je savais bien moi que manger c’est premier. Il faut le bourrer ce corps. Pour l’empêcher de réclamer. Je te les ai fait bourrer les miens. Tous les enfants avec moi pendant la guerre. À la campagne. Là où il ya des victuailles. De la mangeaille. Les oreilles, les yeux, tu peux les fermer, les couleuvres tu peux en avaler, mais manger tu peux pas t’en passer. Faut le lester ce corps. Faut s’accrocher. Tenir au sol. C’est par la bouche que tu vis. Que tu manges. Que tu parles. Que tu chantes. Mes doigts déformés, ma peau burinée, mon dos vouté, ça compte pas. Si tu peux ouvrir ta bouche.
ça secoue, bravo!
Merci Isabelle pour cette lecture et ce retour. Pas évident de tenir le rythme mais je m’accroche. J’essaie de lire les textes mais n’ai pas fait de commentaires jusqu’à présent (car très à la bourre), mais vais tâcher de m’y mettre. C’est tellement important d’avoir des retours je trouve. Donc merci à toi d’avoir pris le temps.
quelle vitalité ! et le rythme la rend bien aussi, superbe ! merci