#anthologie #03 | ça de lui.

Il y avait aussi ça dans le tiroir de mon père. Il y a ça depuis que je suis petite. Ça dans l’armoire fermée à clef. Ça que j’ai vu ce jour-là et dès que je l’ai vu, j’ai compris que j’allais le prendre, je ne le jetterai pas, je le garderai avec moi. Ça, aussi grand qu’un canif de poche. Ça habillé en « Stimorol chewing-gum ». Couleurs encore vives : bleu roi, rouge, blanc. Objet rectangulaire en métal et plastique dur. La chaîne au bout pour le tenir comme porte-clef. Vider les tiroirs de mon père, trier jeter mais pas ça. Dès que je l’ai vu ce jour-là, j’ai pensé le garder. L’ouvrir comprendre. Je l’ai glissé dans ma poche. J’ai continué à trier le reste, ranger jeter donner. Même armoire, même clef depuis toute petite. Même interdiction de regarder les tiroirs du père. Et l’incompréhension de me retrouver aujourd’hui ici à vider sa chambre. Moi seule entre cravates, costumes, culottes, papiers bancaires, photos, briquets, stylos desséchés, chaussettes, boites de médicaments, anciennes monnaies, papiers… et ça. Repartir avec ça, rien d’autre du placard de sa vie. Et je regardais ça, il ne se s’ouvrait pas. Quand je le regardais, je me disais, tiens mon regard n’ouvre pas ça. Pourtant je le regardais et je voulais vraiment ne pas avoir à chercher avec les doigts, comme dernière pudeur. Que ça s’ouvre tout seul. Je l’avais vraiment dans la tête, le fait que ça, je devrais le prendre dans mes mains et le garder. Et, en m’imaginant le faire, je me disais, une fois que tu prends ça, tu l’as entre tes mains, qu’est-ce que tu fais ? C’est ça le problème, c’est que je m’imaginais déjà l’avoir pris, l’avoir gardé sur moi, mais je ne savais pas quoi en faire, une fois que je l’avais avec moi. Je m’imaginais très bien l’ouvrir, simplement par le regard, mais même en le regardant attentivement, il ne se s’ouvrait pas. C’est-à-dire que je n’avais pas un regard découvreur. Je voulais comprendre mais mon regard à lui tout seul, ne dévoilait rien, n’arrivait pas à ouvrir ça. Alors je restais là et je ne savais pas quoi en faire, parce que je n’avais aucune raison, que ça n’avait aucune utilité, que je n’avais pas besoin de ça, donc je n’avais pas de raison de prendre ça plutôt qu’un autre objet des tiroirs de mon père mais c’est simplement, d’être tombée nez à nez sur ça, et l’idée tout de suite. La certitude. Quand je l’ai vu, je me suis dit ça dans ses affaires il faut que je le prenne, que je le ramène en France. Alors que j’aurais pu jeter ou donner ça, comme le reste. J’aurais pu. Le voyant étrange inutile dans le tiroir comme je le zieutais depuis petite, je me suis dit : il faut que je le mette dans ma main, que je comprenne sa matière, il faut que je le prenne sur moi. Et de là est née une sorte de confusion, j’étais un peu troublée de vouloir, d’avoir envie de, de ne pas résister à porter ça, d’avoir besoin d’avoir ça chez moi, de le garder pour moi. Ça a toujours été là, posé dans le tiroir du milieu, ça a été ramené de la maison d’enfance quittée en début de guerre, ça n’est pas sorti du tiroir, lui aussi sans bouger d’ici. J’en héritais déjà dans l’imagination et je ne savais toujours pas quoi en faire. Donc je ne faisais rien, j’avais ça dans ma poche, et je me disais, bon, ça aurait dû rester dans ce tiroir ou jeté.
Mais il a fallu que ça soit moi qui vide, que je le vois, que je retombe nez à nez avec ça. J’ai eu envie de savoir. Parce que d’être tombée nez à nez avec ça, m’a tout de suite donné envie de le garder. Donc je reste là profane comme devant les secrets de mon père, je regarde ça, et je me rends compte que mon regard ne le raconte pas. Alors des doigts, je cherche. Et ça s’ouvre de côté. De minuscules cartes de répertoire reliées. Elles se déploient en éventail. Blanches toutes. Je ne saurais rien de mon père. J’aurais ça avec moi, comme lui, je garderai ça intact. Ni mot ni nom ni numéro. Comme s’il n’avait connu personne. Et moi. Garder ça sur moi, ni mot ni nom ni numéro. Comme lui, ça, de solitude absolue. Je regarderai parfois les cartes à peine vieillies. J’aurai ça dans la main. Et le silence d’une vie. Ça de lui.

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

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