#anthologie #04 | Tenir Lieu

1

Dans la maison où elle se tient, corsetée par la peur de l’eau qui pénètre les murs, des nuits à l’odeur de moisissures, aux hurlements des flots, des arbres qui cognent aux volets ou des tuiles qui s’envolent, elle ne distingue plus ce qui tambourine. La montée des eaux a tout recouvert. Des branches d’arbres peut-être. Non, c’était plus loin, enfouies elle ne sait où.

2

Comment sortir de la maison ? Comment cesser d’habiter des murs qui ne sont pas les siens ? Par la dissolution des souvenirs, sans revenir à l’enfant qui a manqué, au fils resté là-bas, dans le quereu, de l’autre côté de la berge à regarder monter les eaux boueuses de la rivière.

3

Finir l’atroce incantation, l’atroce supplique faite à la mère supérieure. Le malheur tout neuf d’une maison de filles-mères. Du corps étendu dans un dortoir après qu’on a mis bas. Et la faute d’être là qu’on emporte partout avec soi.

4

La vieille femme, elle, ne peut plus jouer dans la poussière de la ferme, foncer en vélo sur les chemins forestiers ou courir derrière le gros chien noir armé d’un bâton. Elle ne peut plus voir les poules picorer ni leurs yeux noirs et voilés. Le vol flamboyant des oies sauvages et des rapaces. Les vagues de chevreuils à travers les allées de pommiers et les lapins la queue dressée franchir le fossé, la marmaille aux trousses, variété grotesque de frères et de cousins alignés et courant pieds nus ou en sabots, dans un galop de violence, d’endurance, sans dévier de leur but, inconnu puisque lesdits lapins ont depuis longtemps échappé à leur fureur. Et puis les arbres aux pics-verts vociférant, les fourmilières géantes, les colverts et les cygnes. La vieille femme voit tout cela. Elle continue de voir sa maison d’enfance longtemps après le départ de Jean.

5

Elle dirait comme on s’excuse : « je suis l’idiote bloquée dans la maison, dans une maison vide comme savent l’être les maisons, posée comme une poupée, face à une porte que je ne peux pas franchir sans me noyer, avec un ralenti d’images, de sensations, de dégoûts, un rétrécissement des gestes. Juste une petite fenêtre pour apercevoir la montée du jour par dessus celle des eaux avec un bout d’arbre, un bout de ciel, un bout de mur et tout ce qui manque. Le hors-champ n’a jamais semblé plus infini, plus vaste, plus claironnant que dans ces moments d’intense solitude. »


6

Restée seule au seuil d’une porte qui attendrait d’elle qu’elle la franchisse, elle ne bougerait pas de son lit. Elle resterait là à attendre qu’il rentre de ses réserves ou que son fils vienne la chercher après le déluge. Et elle rêverait longtemps à une maison inconnue où « les tempêtes n’y atteindraient pas, les crues et les inondations non plus ». Sereine Berlottier, Habiter

7

La montée des marches repousse la peur et fait resurgir ce monde oublié. Le grenier de la vieille maison s’enfonce dans le noir. La pluie est tombée toute la nuit. Le plafond s’effiloche. Il faudrait que quelqu’un intervienne rapidement, sans quoi il s’effondrera. Le clapotis l’a empêché de dormir. L’eau s’est répandue sur la cheminée et a ruisselé par ricochet le long du mur. Il a installé une serviette éponge pour absorber l’eau et protéger le plancher. Quand il cesse de pleuvoir il monte. La main sur l’échelle, le corps agité, Il tente de rejoindre l’ouverture. C’est une lutte perdue d’avance. Son corps ne s’accorde guère avec l’effort. Il est une concession de plus au monde qui se dérobe. La main touche le plafond. Il se hisse. Les attaches fines tombent sur le sol. Un râle sort de la gorge. Il est au bord, à la limite. La poitrine cherche l’air. En dépit de la douleur, l’enfance résiste. L’oeil sonde le noir, tâche de retrouver la forme de quelques objets familiers. Partout l’humidité. Rien d’autre. La pièce disparaît dans l’eau. Il faut quand même fouiller. Il faut quand même y aller. Chercher une autre image que celle de la liquidité des murs.

8

La mémoire détache une image dénuée d’eau. Les cartons sont encore pleins des choses vives et palpables qui font basculer l’instant. Le cendrier de la mère remplit l’air de ses odeurs. Fumée de cigarettes, vin, parfums entêtants par-dessus les relents de cuisine. Les restes de la vieille. Les livres qui flottent à même le sol n’offrent aucune couleur. Ils ont parfois aimé les mêmes livres elle et lui mais ça n’a plus d’importance. Elle lui a toujours dit qu’elle l’avait rencontré avant son père. Une espèce de chaleur persiste malgré l’humidité qui emplit son corps. Il est désorienté. Il ne sait plus si elle a prononcé cette phrase. L’image est loin dans sa mémoire. Les jouets flottent. Ils circulent dans le grenier. L’armoire-penderie où ils ont laissé la plupart de leurs cartons est là sous un drap, livrée aux intempéries. Elle est sans défense. L’eau a recouvert ses pieds. Elle pourrait presque s’effondrer. Il ose un mouvement imprévisible dans cette ultime ligne droite. Il soulève le drap. Il tourne la clef. Il tire la lourde porte. L’eau ruisselle sur son visage. Tout a disparu. Des traces légères laissent penser que des cartons ont pu être posés là, sur les étagères. Il contemple l’armoire si fragile, son armature d’acier et de bois, que l’eau tente de pourrir et d’abattre. Il n’y consent pas. N’y renonce pas. L’enfance résiste, ou ce qui tient lieu d’enfance.

9

On dit que l’os naît, vit et meurt avec la dent. C’est la raison pour laquelle l’os fond lorsque l’on extrait une dent. L’ensemble est recouvert par la gencive. La gencive forme autour de la dent un sillon hermétique qui isole et protège l’os du milieu extérieur. C’est par cette zone fragile que les bactéries s’infiltrent pour déchausser les dents. Elles gisent alors sur le sol. Elles n’habitent plus la bouche.

10

II y a là, peau, os, racines, tissus, molaires, cément, nerfs, dents, veines, sang, une maison qui crie.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

2 commentaires à propos de “#anthologie #04 | Tenir Lieu”

  1. c’est extrêmement troublant
    cette image des dents… me fait songer à la Bérénice d’Edgar A.Poe…
    encore une idée comme elle s’infiltre dans un récit, la peur… aujourd’hui, l’émotion la moins sollicitée peut-être en littérature§… comme s’il ne fallait plus avoir peur… avancer sans se retourner jamais… curieusement, alors que la peur s’infiltre si profondément dans la vie réelle…
    oh, et ce prodigieux chapitre 4…

    • François m’en parlait aussi dans un précédent commentaire. Il faut vraiment que je relise cette nouvelle. Et oui la peur c’est à creuser de mon côté. Merci pour ces jolis mots qui aident à continuer !