La cuisine, si petite qu’y étendre les bras en touche les murs, s’ouvre sur la pièce à vivre, diversement utilisée, salon, repas et travaux de raccommodage, papiers, bureau, stockage de sachets de graines et de photos de famille, et livres aussi. Au fond, c’est le dehors avec la porte-fenêtre qui donne sur quelques plantes. Sur le mur opposé, un rideau de tissu. Ce rideau, très épais et très lourd, à feuillage damassé, ne laisse rien dépasser. La porte derrière lui pourrait être médiévale, sculptée de statuettes pieuses, ou minuscule trou de souris, ou bien moderne avec poignée d’aluminium brossé, ou bien commune, bête comme une porte. Je ne tire pas le rideau, je le laisse fermé. Parce que l’idée de ne pas savoir à quoi ressemble la porte qui se trouve derrière lui est un début, et que ça ne court pas les rues, les débuts. Lorsque des gens arrivent chez moi je me retiens, je les retiens. En général, ils examinent d’un vague coup d’œil panoramique l’endroit où j’ai mes habitudes, les plus aimables disent C’est joli, vous êtes bien installée, puis leur visage cligne, plissé en interrogations et coups de menton vers le rideau pour demander Et là ? curieux, curieuses de ce que je vais répondre sur cet après, cet au-delà, peut-être un espace blanc démesuré, un escalier ou un meuble à tiroirs, ou une alcôve avec fenêtre qui donnerait sur une rue qui n’est pas sur le plan, je ne sais pas vraiment ce qu’ils et elles se sentent capables d’imaginer. Je ne dis rien. Je garde la porte. Je garde plus que la porte, je garde le rideau qui cache la porte. Je garde l’existence fabuleuse de la porte possible ou de rien, ce qui est une forme de contraction extraordinaire entre zéro et tout. Je garde les questions, je me place devant pour les laisser debout, seules à attendre. Je retiens les réponses, aucune ne passe. J’installe un cordon sanitaire. Le palier devant le rideau est pour ainsi dire propre, désinfecté, et dégagé de toute interaction. Un vide. Après un instant de flottement, je vois bien que les gens évitent ce vide. Ils font un pas de côté qui le contourne, un pas de côté furtif et ils parlent d’autre chose. Moi-même, je le contourne aussi. Il faut être préparé, bien préparé pour ouvrir le rideau. Il faut s’être assise plusieurs heures à regarder dehors la lumière qui s’estompe, les pinsons des arbres et les merles. Il faut avoir posé ses deux mains sur ses tempes, avoir frotté ses cheveux, s’être étiré, avoir gémi et soupiré longtemps. Réparé un ourlet. Lu un poème d’Audre Lorde. Mangé d’ennui un croûton de pain. Mordillé la phalange de son petit doigt, coupée par du papier, et arrêter vivement de le faire. Oublié de ne plus le faire. Tourné l’intérieur de sa tête en cage. Pensé. Écouté une parole douce à la radio, ou quelques mots exubérants, ou une phrase cannibale. Renoncé à parler soi-même. Se parler à soi-même pour s’ordonner de renoncer à parler soi-même. Et c’est seulement dans le silence le plus poussé, le plus altruiste, celui des grandes profondeurs, qu’aller vers le rideau devient une décision sérieuse.
(je vais m’asseoir – attendre un moment – penser à penser ce à quoi je vais penser – oui)
(oui, et on continue, forcément:))
.. »tentatives » réussies d’aller ouvrir un bout du rideau après cette lecture enveloppante J’ai ouvert » et soudain le 5 juin »… un mois riche! Merci !
Merci Eve !
Très chouette idée, le début, c’est ce qui donne envie de tirer le rideau, mais maintenir le suspense, et comme tu sais nous titiller ! On n’a qu’une envie, ouvrir
(par contre, dans la « vraie vie », si tu savais ce qu’il y a derrière ce rideau… c’est extrêmement prosaïque :))
formidable !
tu écris : « Il faut être préparé, bien préparé pour ouvrir le rideau »… et c’est que quelque chose vire dans cette lecture, nous prend, nous glace presque
un rideau d’éternité, un rideau révélateur ? allez savoir, chacun son rideau
et j’adore ta phrase cannibale…
chacun son rideau en partage ! (envie de voir tous les rideaux bouger :)))