#anthologie #08 | Roule ta bille

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Il s’avance prudemment car on n’y voit pas grand-chose. Pour quelqu’un comme lui qui a oublié ses lunettes avant de s’aventurer là, on n’y voit même rien. Il sent rapidement que le sol bouge sous ses pieds, il tombe et découvre, sous une lumière éblouissante qui jaillit de néons multicolores suspendus au plafond, qu’il est assis sur un tapis roulant, qui roule. Il se relève, étourdi, s’accroche à ce qu’il peut et arrive à se camper sur ses deux pieds. Il est seul, tout seul. Cette posture lui rappelle immédiatement et très précisément le passage qu’il faisait tous les jours de la semaine, matin et soir, à la station Châtelet et sur son tapis roulant, pratique mais sinistre. Il revoit ce flot continu d’individus qui, marchant sur le tapis ou se laissant roulés, les yeux baissés ou hagards, croisaient rarement le regard des autres, jamais le sien. Il s’en souviendrait si cela avait été autrement durant toutes ses longues années parisiennes. Soudain, il voit arriver au loin, de très loin, sur le tapis qui roule à sa gauche, en sens inverse du sien, des ombres. Des ombres à forme humaine, des ombres bien visibles dans cette clarté artificielle. Comme lui, elles sont immobiles et en mouvement, se laissant emporter vers l’avant. A chaque fois qu’une ombre est sur le point de le croiser, et réciproquement, elle disparait. Volatilisée, sans bruit, sans trace. Puis au fur et à mesure que, dans ces deux parallèles, le tapis roulant fait avancer ces ombres vers lui, et que lui s’avance vers elles, il distingue entre deux de ces espèces de nébulosités, une silhouette. Il sait très bien faire la différence. Ombres propres, ombres portées, surexposition, illusion d’optique. Plus il avance plus il arrive à voir clair. Il est ébloui. Entre certaines ombres, il croise, juste à quelques centimètres de lui, juste à distance de la largeur de deux rampes de tapis roulant, des gens. Des vrais, en chair et en os, comme lui, qui le regardent, droit dans les yeux, en passant. Et pas n’importe quels gens. Des gens qu’il connaît.

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A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

7 commentaires à propos de “#anthologie #08 | Roule ta bille”

  1. (il y a une alternative, c’est passer par la rue -bon après il faut connaître pour ne pas perdre de temps (c’est ce qui nous manque le plus) mais ça se peut – on peut respirer, si on a de l’avance prendre un café au comptoir – continuer – voir le jour) (au retour la nuit) (merci)

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