# anthologie #07 | l’ombre

Ne pas parler de poésie, ne pas parler de poésie en écrasant des fleurs sauvages
Barbara, Perlimpinpin

prendre sa place, assis sur son lit, les oreillers qui calent le dos, le survêtement de sport, écrire une lettre – la relire – la recopier – la commencer par

Cher Francesco

il faut évoquer à mots couverts ceux qui ont le pouvoir de vie et/ou de mort sur la mienne – il y a douze jours déjà – ce ne sont pas eux, mes pires ennemis, mais le président du Conseil
28 mars
ce sera Rana qui la remettra à Cossiga – le vingt-neuf à six heures du soir
il me faut la terminer par

Je crois qu’une démarche préventive du Saint-Siège (ou également d’autres… ? de qui?) pourrait se révéler utile. Il conviendra que tu aies, en accord avec le président du Conseil, des contacts très officieux avec un petit nombre de dirigeants politiques qualifiés, charge à toi de convaincre les hésitants. Adopter une attitude hostile serait une vision de l’esprit et une erreur. Que le Très-Haut vous illumine pour le mieux, vous évitant de vous enliser dans un épisode douloureux, qui pourrait avoir de multiples conséquences.
Avec mes salutations les plus affectueuses
et je signe.

Je relis ces mots à la lumière de ce qui s’est passé, l’attitude hostile adoptée, les contacts très officieux du président du Conseil : dérisoires. Je sais bien que rien n’est fait encore, au moment où ces mots sont écrits, à la main. Saint-Siège et Très-Haut. Tu parles. Je me relis, la parenthèse (également d’autres …? de qui ?) suggère de tenter d’influencer on dit aujourd’hui, de peser, d’inciter, de convaincre, de faire en sorte qu’un échange ait lieu, un échange officieux entre ceux qui ont le pouvoir d’imposer l’échange (dont le président du Conseil) : dans ce mot, échange, il y a ma vie d’un côté et, de l’autre celles d’autres prisonniers politiques – les prisonniers politiques qui me rappellent ceux du stade de Santiago du Chili, qui me rappellent que ce compromis historique qu’il aurait fallu signer était inspiré par ces faits-là ; de quels soutiens a-t-il fallu s’entourer pour mener à bien la révolution chilienne du onze septembre ?
suicider Allende ?
Soutiens, révolution ?
Des mots positifs pour des actes ignobles – qui aide ? Qui soutient ? Par exemple, je n’ai pas encore réussi à trouver ce livre (non traduit d’ailleurs il me semble) du psychiatre envoyé sur les lieux pour faire échouer les négociations. Aussi cet entrefilet, à la fin du livre de Sciascia réédité dans les cahiers rouges (même éditeur, version poche – ai avril 2018) dans ce qui est intitulé « suites de l’affaire » :
Mai 1996 : l’ex-directeur de la CIA, William Cosby (sic : en fait Colby) avoue que des « grosses » sommes d’argent ont été déboursées pour prévenir le « péril rouge », allant dans le sens d’une direction de l’enlèvement et de l’assassinat par la CIA.

Qui, pour croire ces versions ?
Je voudrais m’échapper de ce texte, cette histoire, cette affaire. J’écris et c’est sans joie, ce n’est pas pour passer le temps, c’est pour tenter de comprendre et de contribuer. Pour tenter de sauver ma vie. Je crois encore en quelque chose, à ce moment-là j’ai l’impression. Je voudrais m’en sortir, mais comprendre quoi ? C’est l’histoire d’un type, qui se retrouve seul, parce qu’il a été enlevé alors qu’il était en charge de la direction du plus important parti de gouvernement du pays. À la tête de ce gouvernement, sans doute mon pire ennemi : un homme sans scrupule, qui envie ma facilité et ma compréhension des hommes, et les sentiments qu’ils ont pour moi. Le respect, l’amitié, l’intégrité et la foi. Il s’agit d’un pays d’Europe qui compte alors peut-être cinquante millions d’habitants, grand comme la France, une péninsule. Il est né au début du siècle, au milieu de la première guerre mondiale, il a sept ans de plus que mon père qui, lui est mort six ans plus tôt que les faits (mais sont-ce bien des faits?) qui sont racontés là. Ce type, là, qui prend ses médicaments, qui se lave les dents, qui bientôt va se coucher pour dormir avec de mauvais rêves. Ce type, là, avec ses cheveux gris, cette mèche blanche qui, une fois que la décision de son rapt a été prise, a donné à ses ravisseurs l’idée de l’intituler Fritz, ses ravisseurs qui sont là, de l’autre côté de la cloison – un endroit quelque part : lui ne sait pas vraiment où, bien qu’il ait parfaitement conscience que, entre son enlèvement auquel il n’a pas cru, et son installation dans ce réduit, il ne s’est pas passé tant de temps que ça – il se sait non loin de Rome – il se lave les mains, il pense à sa famille – là s’agenouillant, les coudes sur le plaid écossais, là, il prie puis il éteint la lumière


et la fin de cette lettre – adressée au chef de la police et de l’espionnage et du contre-espionnage, qui a installé dans son ministère une cellule de crise informelle – qui reprend quelques mots (qui pourraient sembler des menaces, et impliquent, dans l’esprit peut-être de Cossiga (épisode douloureux, qui pourrait avoir de multiples conséquences) (et d’Andreotti aussi bien) la nécessité (ou du moins l’éventualité, étayée par leurs idées), de ne pas donner suite à quelque négociation que ce soit

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

4 commentaires à propos de “# anthologie #07 | l’ombre”

  1. « Je relis ces mots à la lumière de ce qui s’est passé » lumières de l’après coup, et d’autres zones d’ombre.
    « Ne pas parler de poésie, ne pas parler de poésie en écrasant des fleurs sauvages » Merci Piero

  2. et la boucle est bouclée
    la solitude de l’homme de l’ombre
    cette stratégie d’attaque
    en dessous
    en toutes lettres les courriers destructibles
    contre les corps les idées destructibles
    heureusement l’oeil de l’observateur
    et ton style scrutateur
    lumière d’entre les ombres
    merci Piero

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