#anthologie #05 | Le mangeur d’oubli.

Le mangeur d’oubli (léchant le miroir). – Les mots n’ont plus aucune enveloppe. Je les timbre, là, je les adresse, je voudrais qu’on me rende l’alphabet. J’y ai droit tout de même ! Et eux ils ne savent me servir que des patates chaudes, des bouillons à onze heures trente, des salades emmêlées, des vengeances à manger froides. Quand je tends la main on met le passé hors de ma portée comme les pots de confiture sur le haut de l’étagère pour que les enfants n’y plongent pas les doigts. Abricot cerises rhubarbe coing, je demande pas la lune, juste me souvenir du sucré, trouver à former son goût dans ma tête, faire descendre l’image dans le ventre. C’est vrai que parfois je gueule dans le noir, le troupeau accourt bardé d’intentions moelleuses, ça gigote ça chouine ‘comment il va le petit monsieur, il a peur dans la nuit ?’, j’ai perdu la trace de beaucoup de choses mais pas celle de la condescendance. Votre nuit n’a aucune idée de la mienne. Je vous cracherais dessus si je savais encore nommer l’insulte. Loin très loin, quand la distance s’accouplait encore au temps, j’avais des bras pour me bercer, me tenir, me porter. Aujourd’hui je mets un pied devant l’autre, quelques voix me servent à l’intérieur du sablier. On me dit ‘aujourd’hui’, on me dit ‘demain’, quand on me dit ‘hier’ je montre les dents. Je frappe doucement contre les murs de ma chambre pour chercher des passages. J’ai une taupe assise sur ma mémoire.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

11 commentaires à propos de “#anthologie #05 | Le mangeur d’oubli.”

  1. «  je voudrais qu’on me rende l’alphabet. »
    «  Quand je tends la main on met le passé hors de ma portée »
    « Votre nuit n’a aucune idée de la mienne. »
    C’est fort ! Merci

  2. Un grand, ému merci à vous trois. Il me tient à coeur ce monsieur là, et c’est la première fois que je trouve le début d’une langue pour en dire quelque chose. Bien envie de poursuivre, de chercher, vous m’en donnez l’élan.

    • « Trouver le début d’une langue pour en dire/écrire quelque chose » : une belle définition de notre « anthologie »
      « (léchant le miroir) » et « timbre[r] les mots » j’avais bien aimé sans avoir pris le temps de te le dire. Merci !

      • Merci Cécile – et d’avoir trouvé le temps… je participe à cet atelier d’été pour la première fois et comme ébahie de la pulsion que nourrissent les lectures chez les autres, les passages chez soi, les échanges dans l’entre-deux…

  3. C’est le titre qui m’a d’abord attirée. Et puis lecture saisissante. J’adore ces personnages qui réclament une langue neuve quand « les mots n’ont plus d’enveloppe » (magnifique !). Et là c’est incroyable. Cette dernière phrase !!!! Ou encore celle-ci : « quelques voix me servent encore de sablier ». Invention d’un autre monde quand sont abolis l’espace et le temps. Et ce souvenir d’un temps où l’on était bercé, où tout était enveloppe et cohérence sans doute, alors. Ce rapport au temps est fascinant. Bref, j’adore ce personnage qui t’oblige à créer langue neuve ! Et ça fonctionne merveilleusement bien.

    • Grande joie de te lire, merci!! De toutes les propositions d’écriture, c’est vraiment celle-ci qui a déclenché un truc étrange et un peu inédit en moi – inattendu, et j’aime l’inattendu. Je suis vraiment émue que ce personnage surgit dans ma nuit (nuit personnelle, nuit fictionnelle) réussisse à dire un peu quelque chose avec ces mots qui lui échappent. Merci d’être venu lui prêter oreille…

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