#anthologie #04 | bouche

La première chambre dont je me souvienne possède, juste sous son plafond, une bouche d’aération, reliée à la chaudière installée au sous-sol pour nous chauffer l’hiver. Elle ressemble à une gueule. La nuit la gueule se réveille et je dois habiter près d’elle. Quand je me couche, elle fait semblant de rien. Elle attend le flottement. La zone où le sommeil se retire progressivement, pas entièrement, le rêve est encore tiède dans l’entre-deux des sensations, et le cerveau à nu, encore magma, sans son armure de logique naturelle, cette zone revenant à la surface chaque nuit et plusieurs fois au rythme des marées de plages de sommeil, c’est l’estran de la nuit, l’estran étant ce territoire qui n’appartient ni à la terre ni à la mer, le pan de terre qui ne tiendra pas, se fera avaler, la langue de mer portée à reculade, fluctuante, alternante, l’estran de nuit perd peu à peu le rêve et le retrouve grain à grain, un temps de délitements et de recentration, croisés, qui ressemble à cette zone où le bernard-l’hermite change de coquille et va se déplacer entièrement nu. Dans la première chambre dont je me souvienne, j’avance sans écailles dans l’estran de la nuit. Incertaine. Arrive la gueule et elle me souffle. L’air chaud me pousse, moi unique particule glissant dans le tunnel, avalée par la gueule, et propulsée, et rabattue dans les sous-sols avant d’être éjectée dehors, dans l’espace sans bords d’une nuit des premiers âges, mon moi filant flottant en point qui bat, une étincelle, à regarder depuis le lit, sa course minuscule allant s’apetissant, et s’éloignant, car la gueule d’un souffle me fera disparaître. L’espace m’a démembrée. Le jour, je mange et je vais à l’école. Je récite, je fais des additions. J’écris. Sur la fiche de renseignements, ma date de naissance, profession des parents, et mon adresse, bien que j’habite la nuit un gouffre de dérive dénué de matière.

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

4 commentaires à propos de “#anthologie #04 | bouche”

  1. « J’écris. Sur la fiche de renseignements, ma date de naissance, profession des parents, et mon adresse, bien que j’habite la nuit un gouffre de dérive dénué de matière. » J’aime le contraste entre le réel d’une vie de routine et l’autre routine de la nuit « j’habite la nuit un gouffre de dérive dénué de matière. » Merci Christine

    • Merci Gilda ! (la part de réel, on fait vraiment comme on peut, quelquefois je me dis que tout est réel ou alors que rien ne l’est, ou bien les deux à la fois:))

  2. « Elle ressemble à une gueule. La nuit la gueule se réveille et je dois habiter près d’elle. Quand je me couche, elle fait semblant de rien. Elle attend le flottement. La zone où le sommeil se retire… » j’adore, j’y suis. merci Christine

    • Merci Gracia (ça fait longtemps que j’essayais d’écrire cette impression d’enfant d’être avalée)