#anthologie #05 | comme un tronc

On dit que celui dont on parle ne vient pas de nulle part. Jamais. Mon corps a la force et la colère du père, la peur à l’intérieur de la chair de la mère. Ma propre chair porte des traces que je ne perçois pas. Regarde, tu vois mes cuisses. Ce sont celles de mon père, les bras, les épaules aussi. Si tu regardes dans ma tête avec tous les livres dedans, tu trouveras ma mère. On dit bien des choses de moi. On dit que j’ai le corps mort. Je vis, tu vois bien, je bouge, je parle, je souris. Mais j’ai le corps mort. On me l’a dit. On le dit. On dit que je coiffe la joie que je montre, que je l’éteins. A l’intérieur, je suis froid. Le sang gelé comme le Saint-Laurent ne fond jamais. On dit que mon coeur s’est cristallisé. Mon corps fonctionne. À l’intérieur, il est mort. Tu comprends ? J’ai mis du temps à le comprendre depuis la première fois que j’ai entendu ça. T’as le corps mort elle avait dit en enfonçant son index dans ma cuisse. Rien de sexuel. Elle a touché la viande, comme elle l’aurait fait d’un steak. Quoi? T’as le corps mort, elle a répété, faut que tu te bouges. Je me bougeais, je faisais du sport, j’étais musclé, j’étais costaud. Je croyais être joyeux. T’as le corps mort. On dit que ça m’est venu lentement, que ça ne se voyait pas sur mon visage. Il y a eu une sorte de ralentissement, d’affaissement. Rien de physiquement mesurable. Chaque sourire que j’offrais retirait un peu de vie. Chaque regard gelait un peu plus le sang. Jusqu’au jour où j’ai dû me porter sur l’épaule comme un tronc, jusqu’à la scierie pour me débiter en planches entre lesquelles on m’a déposé.

4 commentaires à propos de “#anthologie #05 | comme un tronc”

  1. Terrible. J’ai le vague souvenir d’une femme transformée en buche. Je crois que c’est de Marie NDiaye. En créole pour dire bonjour on demande comment va le corps. On répond qu’il est là.

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