#anthologie #03 | montre cassée

Je l’ai retrouvée là où je l’avais laissée, il y a trente ans, ma montre cassée. Maman ne l’a pas touchée depuis. Elle n’a pas bougé d’un millimètre. Peut-être bien que si, en faisant la poussière, elle l’a bien dû la soulever une fois ou deux, puisque la table est propre. Ma montre cassée n’a pas connu d’autre poignet que le mien. C’est une vieille montre, comme on disait d’une vielle fille. Une fois cassée, je l’avais retirée aussitôt. D’abord, pour m’éviter les questions embarrassantes du style « quelle heure est-il ? » et être mis en demeure de répondre « je n’en sais rien. » Et celui posant la question, l’air circonspect et un peu agacé « mais vous avez une montre au poignet ! » Et, moi, pris au piège, devoir expliquer que la montre est cassée, devoir me justifier, montrer son cadrant fêlé aux aiguilles immobiles et subir le regard embarrassant de cette personne qui, à cette époque, n’avait pas de smartphone, pas d’autre moyen d’avoir l’heure pour s’assurer de ne pas être en retard au rdv ! Je passerais au mieux pour un idiot de garder une montre cassée au poignet. Une montre de luxe, à la limite, même cassée, ça donne du style, ça montre où on en est, socialement, dans la vie, une montre en or, en diamant, qu’elle fonctionne ou pas, ça reste un bijou qui en dit long et qui fait son effet. On se fout finalement que les aiguilles tournent encore, qu’elle avance ou retarde, quelle importance, on se dit juste qu’elle doit valoir un bras ! Mais ma montre cassée est d’un banal, d’une banalité indescriptible, sa forme est tellement innommable, j’ai beau fouillé dans ma mémoire des cours de géométrie, c’est une forme que je n’ai jamais étudiée, sa couleur est si terne qu’elle non plus ne peut être identifiée. Alors pourquoi l’avoir gardé cassée au poignet ? C’était sûrement un porte-bonheur, offert par une personne très chère dont j’ai tout oubliée, dont je doute de l’existence aujourd’hui, mais qui justifiait à ce moment là, que je la garde au poignet par amitié, par amour, pour ne jamais oublier, ou juste par superstition ! L’obsessionnel qui ne porte pas sa montre porte-bonheur, même cassée, combien de malheurs pourrait-il lui arriver, s’il ne gardait pas sa montre cassée sur lui jour et nuit, même avec un poignet cassé, qui sait les délires compulsif dans lequel cette montre le plonge ! Doit-il l’effleurer avec l’ongle de son petit doigt 6 fois par jour sous peine qu’un de ses proches meurt ? La personne qui aurait pu demander l’heure a-t-elle conscience, avant de jeter son regard méprisant, du pouvoir de cette montre cassée ? Des conséquences dramatiques qu’elle pourrait entrainer ? Je la regarde seule sur la table, oubliée dans la chambre vide inoccupée. J’essaie de me souvenir l’avoir portée. Je l’essaie pour voir. En la mettant aujourd’hui, je vais peut être reconnaitre le poignet de celui qui la mettait hier, ses aiguilles inertes vont finir par me faire remonter le temps.

A propos de Anh Mat

Né en 1982 à Toulouse. 24 ans après, départ pour Saigon où je vis et écris. Errances littéraires et audiovisuelles sur le web depuis 2013. « Il y a quelqu’un », nouvelle (revue nerval) « Monsieur M », roman (publie.net) « cartes postales de la Chine ancienne »,poésie (éditions Qazaq) « Retour sur soi » éditions Qazaq » « au sujet de la vidéoécriture » (revue Oeuvres ouvertes) « Người nước ngoài » revue Dires résidence numérique sur Glossolalies.net, programmé au festival « extra LittéraTube », Beaubourg contributeur régulier chez « les cosaques des frontières » anime le site www.lesnuitsechouees.com

2 commentaires à propos de “#anthologie #03 | montre cassée”

  1. J’aime beaucoup votre texte.
    J’avais lu un témoignage un jour d’un écrivain obsédé par les montres et qui avait découvert avec l’âge que ses grand-parents avaient dû fuir la Russie en cousant leurs montres dans des vêtements pour pouvoir les donner au passage de la frontière… Ce lien inexpliqué à la montre m’évoque cette autre lecture. Est-elle si banale cette montre ?

Laisser un commentaire