1.Embrasser son frère et ses sœurs sur le pas de la porte de la petite maison, délabrée, et partir, vite, sans se retourner. Passer la frontière, à l’abri des policiers. Sorti indemne du Tibet, traverser le Népal, à pied. Marcher longtemps, les mollets ensanglantés. Atteindre l’Inde. Revivre, pauvrement, mais avoir un toit, manger à sa faim et dormir sans danger. Travailler pour se payer un billet. Arriver à Paris. Habiter sous les ponts près de la Préfecture de Police pour chaque matin aller quémander un dossier de réfugié. Après quelques années, cabossées, avoir enfin un logis cosy et pouvoir afficher sur un mur près du lit une photo du Dalaï–Lama sans risquer la prison ou la mort. Travailler dans une école, faire la cuisine, le service à la cantine. Distribuer aux enfants et aux passants des sourires, à la pelle, à n’en plus finir. Je m’appelle Choekyi. J’habite la France. Je la remercie de m’avoir accueilli.
2.La danse habite son corps depuis qu’elle est née. Enfant, elle rêvait d’être un petit rat et loger pour un temps, sous les toits de l’Opéra. Puis Paris quitter, passer des concours à en épuiser les hanches et faire saigner les pieds, et alors virevolter sur les scènes du monde entier. Pas passé comme elle l’avait imaginé. Son corps n’a cependant pas cessé d’être habité par cette vie en mouvement, incessant. Même en vieillissant. Chaque jour, comme un rituel, quelques notes de musique, et c’est parti. Un peu de mambo en faisant la vaisselle, des pas chassés dans les escaliers, une rumba endiablée en enfilant un pantalon, et aussi toute nue sur un air africain dans la salle de bains. La danse habite un corps et une maison, ou une maison dans un corps, ou une maison-corps. Je ne sais plus. Toutes ces danses me tournent la tête.
3.Qu’ils soient petits ou grands/Ils voient partout la guerre/Aux quatre coins de la terre/Sans pouvoir rien y faire/Des femmes et des enfants/Qui vivent dans un enfer/Et pleurent sur des tombes/Pour des frères et des pères/Qui tombent sous les bombes (extrait 2024 adaptation Le déserteur de Boris Vian, février 1954).
4.On peut habiter dans son bureau. Entre un divorce et une nouvelle vie. Entasser quelques cartons derrière la machine à café, planquer la brosse à dent dans le tiroir, la couette dans un placard. On vit un peu en vase clos, boulot-dodo, plus de métro. On fait juste attention à être, avant l’arrivée matinale du premier collègue, propre sur soi, la mèche pas rebelle, l’haleine fraiche, le canapé défroissé. Le soir, c’est…Versailles. Des candélabres ornés de bougies parfumées à la verveine citronnée, un Glenn Gould et ses « Goldberg variations » dans la sono, un bon vieux Bordeaux dans une mug estampillée working girl, le corps avachi dans le fauteuil de direction, les pieds nus sur le bureau, les yeux au plafond à découvrir la beauté des moulures haussmanniennes du plafond, jamais à ce point remarquées depuis plus de 10 ans qu’on travaille là. Elle ne va pas durer, cette double vie, ici. Quoique.
5.Friedrich Hölderlin a écrit qu’il fallait « habiter poétiquement la terre ». Christian Bobin, à quelques siècles de distance, a complété « Habiter poétiquement un monde malheureux c’est très difficile mais c’est faisable » et « ce n’est pas l’apanage de ceux qu’on appelle les artistes ». Chaque jour je m’exerce à cet art de vivre. Faire habiter dans le même cœur la saveur des envolées et le fracas des chutes. Donner, recevoir, donner. J’habite un monde tragique. J’ai mal aux rires disparus. J’ai mal aux rires des disparus. On va tous disparaître et on n’habitera plus nulle part ! Faut peut-être le répéter. A l’infini.
6.Une maison trop moderne au bord d’un lac et d’un casino, pas beau/Une ferme dans la neige l’hiver, entourée de blés soyeux l’été/Un appartement sombre et étroit sur un boulevard des Maréchaux/Onzième étage baies vitrées vue sur grand cours d’eau assurée/Avenue de la Grande Armée, et du balcon tomber sur la tombe du soldat inconnu/Au-dessus d’un restaurant indien parfumant toute la rue de la Fontaine au Roi/Encore près d’un lac, plus petit, avec des canards en pagaille et deux cygnes/Sur une île, loin et pas loin, à l’écart de la fureur des villes et du calme de la campagne. Morceaux de toits en désordre.
7. Sur un carton, après le spectacle, Place de l’Odéon.
Au pied de la Banque de France.
Par terre, donc.
Sur quelle terre ?
8.A un moment de l’histoire, on demande à Novecento « Pourquoi est ce que tu restes dans cette prison flottante, quand tu pourrais être sur ton Pont-Neuf à regarder les péniches… tu pourrais choisir la plus belle maison qui soit.. il y a juste cette foutue passerelle à descendre ». Quelques pages plus loin il répond « La terre c’est un bateau trop grand pour moi… On n’est pas fou quand on trouve un système qui vous sauve ». Pour « désarmer le malheur » d’avoir été, nouveau-né, déposé dans une boite en carton et abandonné dans la salle de bal d’un bateau de croisière, ce joueur de Jazz inégalé n’est jamais descendu à terre. Jamais. Jusqu’à sa mort. Explosive. Relire Novecento : pianiste d’Alessandro Baricco, une nuit d’insomnie.
9.Parfois je rêve d’habiter une maison tournesol pour suivre du dedans la course du soleil, là-haut. Ou dans une yourte pour écouter, sans danger, le vent s’engouffrer dans les toiles superposées. Ou dans une habitation en bois qui a la forme de la lettre A comme Arrivée. J’habite une vieille maison en pierre, posée sur un petit caillou, flottant sur l’océan. Une maison comme un refuge. Je rêve de ne jamais devoir la quitter.
10.T’habites où toi ? Au présent. C’est où ça ? C’est partout et tout le temps.
10bis.
Des mots forts et touchants, des trajectoires et des portraits qui frappent. A mon tour, je découvre votre écriture et vous en remercie. Je vais continuer.
Merci Clarence. Toucher, frapper… oui c’est ça la danse des mots! merci ça me touche aussi!
rien eu le temps de lire ce jour. je vais aller vous voir.
Merci Eve pour ces multiples variations qui toutes se suffisent à elles-mêmes tant elles ouvrent un monde, le monde. Avec des humains très proches, et toute leur sensibilité exprimée.
Merci, oui unis-vers mais aussi uniques! merci d’être passée et de me le dire avec ces mots qui font du bien.
ce serait presque à me réconcilier avec Bobin !
…ah ah… j’oubliais, dans mon parcours pro et pas que, je fais aussi.. des médiations…
Merci pour le clin d’oeil.
présence des corps aux quatre coins du monde
il me faudrait du temps pour vous reparcourir encore et apprécier cette belle richesse…
merci Eve
.. merci Françoise, des corps et des coeurs, comme le message du coeur reçu au coeur! comme un booster!
« J’habite un monde tragique » (et multiple, ça pourrait continuer, on voudrait le 11 et la suite)
..vous avez lu dans mes pensées… avais envie de déborder..!merci !!
Magnifique, merci Eve.
Je suis venue lire votre danse à vous, merci pour les échos.
Et puis j’écoute grâce à vous Island of The Self, alors je vous offre la chanson du fragment 11, ou 145, enfin bref celui qui resterait toujours à écrire… elle vient de l’enfance, ma mère la chantait à la guitare, je rêvais de ces fenêtres « en large et en long » : https://www.youtube.com/watch?v=IbISxoeshKw
la danse qui habite les corps et les maisons…
le bureau qui devient Versailles…
c’est très beau, merci Eve