#anthologie #01 | chaque lieu sa danse.

Dérouler le plafond, grain après grain, suivre l’illusion du mouvement ; le corps, passivité de brancard. Se laisser glisser, impulsion et secousses, l’attention est présence de pierre. Écouter les roues crisser, se bloquer parfois. Trembler à ce rythme. Et bruits de couloirs. Regard plafond, renoncer à compter les dalles, perdant le fil déjà. Fixer plafonds dalles néons. N’avoir que ça, se refuser le refuge des bras qui poussent. Se refuser la consolation des voix. La sécurité des blouses de rigueur. Entendre les conversations, blagues et fragments de rires. Chaque lieu son théâtre. Imaginer l’éclipse des silhouettes derrière les portes qui claquent, aussitôt refermées. D’ici on ne voit pas. Imaginer les salles derrière les portes. D’autres brancards, d’autres vies. D’ici on se souvient ; d’autres opérations, mêmes trajets de couloirs. Autres raisons, autres hôpitaux, même ciel au plafond. Remuer la tête, s’ébrouer, que tombent les images ; il n’y aura pas de souvenir. Insulter les néons, leur lumière dans les yeux ; l’annonce déjà de l’opération à venir, des spots bientôt braqués à l’intérieur du corps. L’inconnu de soi. Le matériel, froideur de métal. Les seringues et les yeux derrière les masques. Que des yeux. D’ici on ne pense pas. Ni suite ni l’avant, brancard comme coquille sachant où aller. Sachant sans soi. Respirer l’air aseptisé, aimer ce mélange, désinfectant et stérilité. Aimer ces odeurs, l’envahissement des narines ; aimer à en suffoquer. Ne pas se gratter le nez, retenir les doigts. Ni les bras, le dos. Incriminer le tissu du drap, sa texture. Des mains, vérifier sa rugosité, sensation de propreté clinique. S’étourdir du souffle des ventilations parfois ; l’artifice de l’air, débris de mouvement. Assister aux portes : s’ouvrent, se referment. Aux silhouettes. La mécanique de leur quotidien, chaque lieu sa danse. Nommer « personne ». Attendre le sourire de personne, ne connaître personne, admettre ce repos : l’anonyme. Attendre le sourire pour sourire en retour. Et que mâchoire se détende, abandonne la défense. Croiser couleurs, flèches et panneaux, deviner les directions qu’ils indiquent. Sans importance, se laisser traîner. Les chariots d’à côté transportent matériel, instruments de soins ; chaque lieu ses outils. Observer gestes et réflexes, chaque lieu sa routine. Savoir traverser, apathie de cadence. Bientôt fin des couloirs. Bientôt sons, voix et bruits de machines. Bientôt tout s’estompera doucement. Le moment où. Aimer ce moment, prémices de néant. La mort avant la mort. Tant aimer cette bascule, monde sans idée, sans temps. Tant aimer la vie et son court anéantissement. Chaque humain ses paradoxes. Quelques pressions sur le corps, conscience, sensation. Puis plus rien. Brusquement. Tant aimer cette bascule. Et l’après, naissance peut-être que ce réel d’après.

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

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