#anthologie #03 | Oreiller

Donc j’ai ouvert les yeux et l’oreiller était par terre. Moi je n’étais pas par terre, l’oreiller si, comme si on avait été séparés. Ou bien, peut-être, il s’était déplacé. Et il avait glissé, doucement, petit à petit. Pourtant il était bien coincé, je l’avais bien coincé entre ma main sous lui et ma tête dessus. La paume de ma main vers le plafond, doigts écartés, et ma tête dessus, et pas qu’un bout de tête mais tout le côté gauche, et ça faisait beaucoup. La mâchoire, qu’on appelle aussi la mandibule, toute sa moitié gauche de dents et de gencives, toute la chair de joue, les rictus et les mines de toute une journée, ou de bien plus, les expressions, les crispations rien que dans une moitié de visage, la gauche, jusqu’à la tempe et jusqu’au coin de l’œil jusqu’au milieu du front. Coincé entre ma main et ma tête, coincé, mon oreiller. Coincé, entre le marteau et l’enclume, comme on dit. C’est vrai que ça y ressemble, la main et le marteau ça se ressemble, et une tête parfois ça se rapproche de l’enclume, ça s’en approche car il faut voir comme on tape dessus. Il y a même des régions où on ne fait que ça, taper dessus, et des époques. En ce moment ça cogne, ça cogne bien, ça cogne sûr, et ça fait un bruit de métal, de métal chaud, rythmé, comme du métal rougi, comme dans un reportage sur la journée d’un maréchal-ferrant. Ça dit bien la cognée, le maréchal-ferrant. Rien que dans le nom, « maréchal », on ne peut pas dire que ce soit un mot neutre. Et « ferrant », parce qu’il ferre, il cloue des fers, et comme c’est son emploi c’est dit directement, dans son nom de métier, qu’il ferre. Il n’arrête pas de ferrer. C’est un nom de métier très descriptif, « maréchal-ferrant ». Le grade et son action, au participe présent, ferrant. L’activité au participe, parce que ça participe, en ferrant, ferrer, c’est-à-dire attraper et immobiliser. On ne dit pas maréchal-dormant, maréchal-rêvassant, ça ne rêvasse pas un maréchal, ça ferre. Mais je dis ça de loin, en spectatrice. De mon côté, je suis sans grade, ni maréchal, ni colonel, et mon activité diurne c’est surtout regarder, ou écouter, et il n’y a pas de nom pour ça, sur le même principe que maréchal-ferrant. Femme-écoutant, femme-regardant, ce n’est pas un métier. Pourtant ce serait assez simple de faire un reportage dessus, en recyclant la même bande-son des bruits de ferronnerie, d’atelier de la forge, les bruits d’enclume conviennent. Ça cogne, ça cloue, ça ferre, en tant que femme-regardant je le vois bien, et en femme-écoutant j’entends les bruits. C’était peut-être une nuit bruyante cette nuit, c’est peut-être pour ça qu’il est parti, mon oreiller. Cette nuit, tout pressé qu’il était, et plié, et maintenu par l’écrasement entre ma main marteau et l’enclume de ma tête, il a peut-être trouvé ça insupportable. Insupportable. Il faut dire que ça cogne autrement la nuit. Le jour, l’enclume est là et le marteau bien sûr, mais la nuit est plus lourde, l’enclume plus lourde en rêve, puisqu’un rêve ça n’a pas de limite. Le marteau tape aussi plus fort, car ce n’est pas proportionné, un rêve. Ça s’étale, ça s’étale, on ne sait pas où ça peut aller. Et les bruits, forcément, s’augmentent. Sauf certaines nuits, ou là mon oreiller ne bouge pas d’un centimètre. J’ouvre les yeux et il est là, coincé entre ma main doigts écartés et tout mon côté gauche de tête. Je dis « coincé » mais ce n’est pas « coincé » le mot, parce qu’on dirait qu’il est resté volontairement, et avec même une sorte de tendresse, ou tout au moins d’acceptation. Et d’autres, d’autres nuits comme ce matin, d’autres matins comme ce matin, il ne supporte plus. Il se met à glisser, tout doucement, centimètre par centimètre, il va progressivement, dans l’aube. Il prend le problème en entier, c’est la meilleure tactique. Il ne peut pas s’échapper de la main puis de l’enclume ensuite, parce que les deux font pince, ils sont pour ainsi dire liés. Là, j’aimerais bien mettre l’adjectif « indéfectible ». Je ne l’emploie pas souvent. Marteau et enclume liés, indéfectiblement. Et c’est une bonne chose, croyez-moi, parce que le jour où mon indéfectible sera brisé, que je trouverais ma main marteau d’un côté et mon enclume de tête de l’autre sans plus rien pour les rattacher, ce ne sera pas très vivable, non, pas vivable très longtemps, ce sera le temps de la fin. Tant que je peux faire pince, avec ma main sous l’oreiller et ma tête dessus et qu’elles soient rattachées par tout une équipée de vaisseaux, de globules, de tendons et de taux d’oxygène ça ira bien, surtout pour l’oxygène. Donc mon oreiller a glissé, il s’est extrait doucement de ma pince, sans bruit, puis arrivé au bord du matelas il s’est laissé tomber. Et c’est comme un message tu vois, je laisse tomber (je dis tu, je dis vous, je n’ai pas d’intention, pas de plan, alors c’est au jugé), c’était comme s’il disait je laisse tomber. Et je le comprends. C’est un vieil oreiller, il n’a plus l’insouciance. On a chacun ce qu’on peut. L’oxygène, l’insouciance, on les prend où on peut. Mais vous remarquerez (ou tu remarqueras), l’intensité du bruit dépend de ça, des taux et des capacités qu’on a. Le bruit d’enclume sous le marteau n’existe pas isolé. Il y a des tonnes de bruits, j’en connais des kilos, qui peuvent faire contrepoids. Le bruit est une matière, qui occupe un espace, comme toutes les matières. Et on peut jouer des coudes. Morde cet espace-là, ces espaces-là. Pour faire un geste vers l’oreiller. Le cogné de l’enclume, la frappe du marteau, je pourrais y faire contrepoids, ce serait un geste. Contrepoids, contrepoint, tu vois l’idée, vous voyez bien. Encore que le mot « contre » dans contrepoint et contrepoids ne suffit pas. Si le mot « contre » suffisait à contrer, ça se saurait. Ça ne suffit pas. Je le sais, parce que j’ai ramassé mon oreiller, je l’ai ramené tout contre moi, et ça ne suffit pas. Je dors. Je rêve. Je suis un crabe. J’ai une seule pince, une pince géante. Je suis un crabe violoniste. Droit vers la mer. La plage est dangereuse. Nous sommes plusieurs et nous sommes rouges. De l’eau.

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

8 commentaires à propos de “#anthologie #03 | Oreiller”

  1. Quel texte ! J’ai adoré ! L’oreiller glisse comme l’écriture d’associations d’idées, de sensations, de mots en associations d’idées, de sensations, de mots et d’objets. C’est passionnant. Un texte à lire et relire, et qui fait sourire, fantaisiste et poétique, et malicieux parfois aussi, à sa manière. Et un bel hommage à l’écriture de Tarkos dont on perçoit l’écho. Jubilatoire, vraiment !

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