anthologie #03 | Couleurs RAL

À proximité d’un large escalier permettant de descendre cinq marches, des bureaux ont été assemblés pour former une grande table en formica blanc. Une femme penchée dessus déchire des feuilles colorées. Lentement, en les retournant régulièrement, comme pour obtenir des lignes précises. Devant elle, les feuilles peintes à la bombe aérosol sont dispersées sur toute la surface de la table. Jaune de Naples, bleu de Prusse, bleu cobalt, vert Véronèse, vermillon, noir d’ivoire ou de vigne, blanc de titane, terre de Sienne, bronze métallique, ocre brun, etc.

Elle trouverait un titre pour chaque composition.

Derrière la table, une bibliothèque qui recouvre tout le mur, quasiment jusqu’au plafond, montre principalement des ouvrages sur l’art. Dans quelques étagères, livres et objets dialoguent. Azulejos bleus et blancs représentant des pieds de chevaux et des morceaux de bataille, disposés de façon aléatoire dans un cadre aux côtés d’ex-votos en cire provenant de Fatima. La boîte De ou par Marcel Duchamp ou Rrose Selavy s’offre à côté d’une statuette africaine et d’un oiseau fait de poussières ramassées dans le métro. Les écrits de Claude Cahun côtoient quatre oiseaux en céramique blanche qui pourraient être posés sur un fil.

Elle rangerait les livres oubliés sur une marche de l’escalier. 

La grande table est éclairée d’un côté par la lumière naturelle et de l’autre par une lampe sur trépied, à abat-jour blanc, qu’il faut brancher et débrancher à chaque usage, car son interrupteur à pied est cassé. Elle donne de la lumière à un autre escalier qui permet d’accéder directement à l’espace de l’extérieur, sans passer par l’appartement. Un deuxième escalier identique au premier avance son garde de corps en métal blanc et ses cinq marches gris clair. Derrière, un petit espace de rangement avec un fatras de papiers bulles, rangés et pliés autant que la pellicule plastique, glissante, le permet, donne l’impression première d’un désordre. Mais tout est organisé dans une étagère d’angle se juxtaposent des carrés de feutres de toutes les couleurs, des planches de bois empilées, des couvertures de déménagement, deux cartons avec les inscriptions Zeugma et Tessera. On devine un évier enseveli par les choses à ranger.

Elle referait apparaître le robinet d’eau, bien pratique dans un atelier. 

L’étagère s’adosse au mur d’une petite construction, un cube blanc avec porte et fenêtre qui contient une toute petite chambre, avec une seule table de chevet suspendue au mur, un ventilateur dans l’angle opposé. Deux bibliothèques en bois couleur chêne, entièrement vides, font face à l’entrée, laissant un tout petit espace pour se faufiler sur le côté droit du lit. Du côté où il n’y a pas de table de chevet, un petit guéridon carré en métal d’à peine vingt centimètres de côté accumule livres et mouchoirs usagés. Tout ce que j’aimais de Siri Hustvedt, Puissance de la douceur d’Anne Dufourmantelle, Le troisième continent d’Ivan Jablonka. Des bouchons d’oreilles et d’autres livres sont tombés sur la moquette blanc crème du sol, Les Années d’Annie Ernaux, L’incognito d’Hervé Guibert.

Elle les ramasserait quand elle trouverait le temps.

Le mur extérieur de la chambre sert de surface d’accrochage. Un cadre contenant des papiers déchirés de tailles et de couleurs différentes est fixé assez haut sur le mur, seul. Dans le cadre, parmi les surfaces aux couleurs plus neutres, deux taches de peinture fluorescentes agrippent le regard. Des trous et des marques de chevilles parsèment le mur. Une vis sert d’accroche à l’un des bouts d’une guirlande de fanions en plastique coloré. Un bureau, avec un écran d’ordinateur, un clavier, des piles de carnets et de copies, est installé dessous. Rien n’est empilé.

Elle réclamerait qu’on le range.

Dans l’angle, entre le bureau et le mur qui continue à angle droit vers le fond de la pièce, quelques socles de tailles variées sont posés les uns sur les autres, avant un mur d’entassement de panneaux. Les bords de certains sont doublés d’un cadre plus épais de quelques centimètres pour permettre l’accroche ; des tableaux dont on ne voit que les dos. Les plus grands, derrière, font plus de deux mètres de haut. Certains sont encore enfermés dans du papier bulle. D’autres présentent des inscriptions en lettres capitales. MLW 143 – LEAF GREEN DALER ROWNEY, SUBSTRACTION (M290), 2014 ou H#30 if 2021..

Dans le U formé par le mur de la chambre, celui stockant les panneaux et un autre mur-verrière, deux canapés se font face, séparés par une table basse. Ils sont noirs et permettent à trois ou quatre personnes de s’asseoir. Avec un seul accoudoir chacun, ils ressemblent vaguement à deux méridiennes, mais c’est un canapé d’angle dont les éléments ont été séparés. Une mousse de protection recouverte de scotch noir a été posée sur l’un des côtés sans accoudoir pour éviter les blessures. À l’exception d’une tasse, à l’intérieur de laquelle est inscrite la phrase « Paris tu me manques » au niveau laissé par la trace du liquide foncé qu’elle a contenu, la table est vide. 

Un grand mur en diagonale de sept mètres rejoint le mur percé des seules fenêtres du lieu. Il est recouvert de planches de médium peint en blanc destiné à protéger le mur des coups éventuels donnés sur les panneaux. Un marteau arrache-clou est posé sur le sol. Deux tableaux en cours de réalisation sont en attente. L’un d’entre eux présente un fond or et blanc en quatre bandes horizontales alternées. Quelques coulures de blanc ont contaminé l’or. Le blanc n’a pas la même densité partout. Des éclaboussures donnent l’impression qu’un ruisseau a coulé dessus. Elle en frapperait bientôt la surface. Au sol, trois planches de contreplaqué en U fixées sur roulettes forment un rack mobile pour stocker d’autres pièces en attente. 

Deux larges baies, placées en hauteur, aux trois quarts occultées par un film opacifiant, laissent apparaître les bâtiments d’en face à travers des barreaux. La totalité de l’espace sous les fenêtres est remplie par des bacs de rangement, cinquante-six boîtes superposées par blocs de sept. Leur transparence permet de deviner leur contenu. Au marqueur noir, il est précisé : marteline, scotchs, gants, encadrement/martyrs, ficelles rouleaux métal, pot plastique peinture, cuir tissus, rose-rouge-orange, poids, nuanciers ral pantone pastels… 

D’autres boites aux tiroirs moins hauts s’appuient sur les trois premières marches de l’escalier, sur la partie de l’escalier la plus proche du mur extérieur. Les tiroirs contiennent pour leur majeure partie des papiers triés par couleurs. Sur chaque façade un morceau de papier déchiré de trois-quatre centimètres est scotché pour en indiquer le contenu. Dans les tiroirs restants, des morceaux de pâtes de verre provenant de Venise attendent d’être martelés. 

À côté, juste après avoir contourné l’escalier, une femme penche la tête, elle plisse les yeux, s’avise si les morceaux de papiers qu’elle a déchirés en formes variées, lanières, petites formes rondes ou triangles, s’accordent.

Elle irait acheter de nouvelles bombes de couleurs. 

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