#anthologie #03 | Un poids, une mémoire

Je me le suis pris dans la figure. C’était énorme, tellement, du genre pressoir, vous voyez, pressoir à olives. Le pressoir que le torrent dépose sur le rocher où Ali s’est réfugié, dans L’Art de perdre, d’Alice Zeniter. Un exemple. Ce n’est pas une abstraction, un pressoir. Ça pèse son poids. C’est ce qu’on vous balance un jour, quand vous ne vous y attendez pas, c’est ce qui se pointe au détour d’une conversation, d’un entretien plutôt, vous y allez franco, vous devinez pas qu’il y a un pressoir qui guette son moment pour se faire connaître. Et voilà. Vous êtes devant. Un pressoir de mots. C’était perdu dans les limbes d’une mémoire ancienne. Une mémoire de quatre-vingts ans au moins. Et c’est pourquoi ça avait pris la forme d’un pressoir. Pour moi. Peut-être même pour la détentrice du pressoir dont elle ne pouvait pas imaginer, la pauvre, qu’il avait pris cette forme. Parce que les choses oubliées prennent une forme qui change selon les personnes qui deviennent détentrices de l’oubli de l’autre, de la chose oubliée de l’autre. Je suis claire ? Et pour moi, ce fut un pressoir. À olives. Le gros objet, quoi. J’ai instinctivement reculé au moment où il m’est littéralement entré dans les oreilles. J’ai voulu me boucher les oreilles. J’ai voulu écarter l’idée même du pressoir. Mais trop tard. Il venait de prendre cette forme et je savais que j’en aurais pour un bout de temps avant de – non pas l’oublier (ça aurait fait un pressoir de plus dans les conversations, même transformé en autre chose – en vertu de ce que j’avance précédemment), mais j’ai essayé de le réduire à sa forme de pressoir qui n’oppresse plus. J’ai voulu ne pas entendre, disais-je, mais trop tard, j’avais entendu. Le pressoir m’était tombé dans les bras, dans les oreilles, dans la vie. Et je savais qu’à partir de là, j’allais y déverser toutes mes dénégations, mes hypothèses, les témoignages, les objections… J’aurais voulu qu’il n’existe pas, bien sûr, qu’il soit pure invention, pure médisance, vengeance même, et on en serait resté là. Mais voilà, celle qui venait de me le jeter en pleine face était digne de foi. Une âme prête à la rendre à son créateur (elle était très croyante). Je ne pouvais rien mettre en doute. D’autant que des larmes s’ajoutaient comme des petits pressoirs à l’autre énorme qui commençait à m’encombrer. La détentrice du pressoir (impétrant) n’avait aucune conscience de ce que celui-ci allait transformer en moi. Comment se débarrasser dès lors d’un truc pareil ? J’imaginais l’époque, les circonstances, la présence de l’un, l’absence de l’autre, je regardais tout ce qui avait était déposé au fond du pressoir, par les uns et les autres, prêt à y être écrabouillé, pressuré, et je ne voyais sortir aucun beau jus de tout ça. Non. Aucune bonne huile à déguster, à goûter, à mettre sur une tartine de pain à la mie bien serrée. Non. Je devais faire avec le pressoir. Observer la vis sans fin faire son boulot de vis sans fin. Et puis un jour, j’ai réalisé qu’il y avait une manivelle pour actionner le pressoir. Elle tournait dans un sens, mais rien n’empêchait de la faire tourner dans l’autre. J’ai décidé que le pressoir sortirait de ma tête en quelque sorte, après l’avoir bien examiné, nettoyé, après l’avoir proposé à d’autres aussi, avec précaution, en me disant que peut-être l’objet serait moins volumineux, moins encombrant, moins avide de pensées, de ruminations. Je l’ai démonté. J’ai aussi pris soin de ce qui l’avait nourri. Je n’ai pas ignoré sa nourriture. Ce qui lui donnait encore matière à exister. Mais je pense lui avoir donné sa juste place. 

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

2 commentaires à propos de “#anthologie #03 | Un poids, une mémoire”

  1. Pas mal du tout… j’adore l’idée et la façon dont l’objet lourd et concret est aussi impalpable. C’est un texte qui mériterait vraiment d’être retravaillé dans le détail pour le réduire peut-être un peu et en « extraire » quelque chose de très percutant. Bravo.

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