Il avancerait déclenchant à intervalles réguliers l’allumage automatique des plafonniers. Lumière crue, inhospitalière. À l’extrémité du long couloir segmenté de double-portes coupe-feu rabattues contre le mur, un pot imposant, en plastique mauve. (Personne ne le voit jamais, noyé dans l’uniformité de l’habitude le silence l’écho des pas les paroles distraites les rires étouffés les cris les grumeaux de pensées la fatigue le découragement l’excitation rien.) La terre est parsemée de gros galets en désordre et en forme d’œufs cabossés, blêmes, reliés par endroits de filaments non identifiables. De ce chaos décoratif surgit une tige épaisse et dégarnie vers le bas, plante verte d’environ soixante-dix centimètres de hauteur, aux très longues feuilles fines, pointues, lisses et brillantes, presque glacées, veinées en leur centre d’une double nervure blanche. À cet endroit une porte rouge-brique entrebâillée sur les carreaux gris ouvre à droite sur le parallélépipède-rectangle du bureau infirmier, (seize pas en longueur, un peu moins de cinq en largeur). Il entrerait. Bonsoir. À droite le porte-manteau surchargé d’un mélange touffu de blouses, vestes d’hôpital ressurgies en hiver, vêtements de ville accrochés à la va-vite, manteaux encombrants, doudounes et écharpes, plusieurs couches confuses, cependant distinctes : les blouses blanches sous la couche d’habits civils flottant à la surface comme des fantômes. Il prendrait une blouse, suspendrait sa veste. Donnant vers l’intérieur du bâtiment douze baies vitrées dont au centre deux plus étroites – avec vue sur le couloir qui borde le patio – glacial en hiver – réservé aux fumeurs. Sous ces mêmes baies vitrées un long plateau gris surplombe un alignement de placards destinés aux fournitures de papeterie – à aller donc récupérer à genoux. Posés dessus trois écrans d’ordinateurs avec des tableaux et listes absurdes et impersonnelles ; deux personnes de dos, en blouse blanche, assises, occupées à taper des observations dans les dossiers informatisés. À droite une imprimante laser volumineuse – puis 24 petits casiers en bois et leurs 24 noms pour : paquets de cigarettes, briquets, téléphones portables, flacons de parfum, rasoirs etc… Entre les ordinateurs des rangées de classeurs accolés verticalement en bandes vertes (claires et foncées) – rouges – noires – jaunes – bleues ainsi que de façon itérative les doubles ressorts blancs des cahiers à spirale. Une grosse étiquette rédigée à la main et au feutre : « Planning » en grasses lettres capitales et en noir délavé. D’autres petites étiquettes, toujours verticales (obligeant à incliner la tête de façon douloureuse pour le cou), faites avec ces petites machines noires : « ordonnances patients » – « cadres d’hospitalisation » – « prescription isolement » – « commande globale » – « urgences vitales » – « socle care » – « intérimaires » (Deux étiquettes cette fois, et sur fond jaune celles-là : une verticale surmontée d’une autre détachée au-dessus en barre horizontale. « Intérimaires » debouts – couchés. Enfin une étiquette pléonastique et grandiloquente en lettres noires sur rectangle blanc : « classeur dédié pour le suivi des injections retard ».
Tout à la gauche du bureau, à l’extrémité opposée au porte-manteau, une obscure alcôve miniature : côté couloir le lavabo inox à deux bacs étroits et égouttoir rainuré à droite – souvent encombré de tasses – à gauche le flacon de solution hydroalcoolique avec son petit tuyau distributeur bleu-vert et fin – le tout surmonté des distributeurs mural de savon et de serviettes sèche-main en papier rêche. A droite la machine à café noire et aluminium – au-dessus sur l’étagère les filtres dans leur emballage cartonné vert foncé, la marque balafrée en blanc sur fond rouge vif – la boîte métallique qui même vide sent le café – le saladier plastique débordant de mugs empilés entrechoqués ébréchés identifiés étiquetés pour ceux qui … – la petite coupelle en verre et ses morceaux de sucre – chacun bien plié rabougri rapetissé – les boîtes allongées jaunes vertes et bleues des infusions et thés sous mince pellicule de cellophane. En face, côté patio, les bannettes en plastique gris translucide pour le courrier du personnel. Partout – glissées dans les tiroirs – posées sur les casiers – vautrées sur les bouts d’étagère vacants – froissées, empilées, emmêlées, des blouses délaissées – leur pâleur fripée de fœtus mutiques dans les limbes grises.
Il serait assis. Il attendrait. Au centre du bureau un assemblage de cinq tables dont aux extrémités deux semi-circulaires. Posés dessus d’autres classeurs et feuilles de relèves, deux pots perforés de petits orifices décoratifs remplis de stylos bic, surligneurs, ciseaux. Autour quatorze chaises pliantes et tabourets. Dépareillées les chaises, (certaines rembourrées confortables, d’autres en bois rappelant un mobilier scolaire) dont cinq repliées et appuyées à divers endroits, en particulier contre le mur côté couloir d’accès, également tranché de grandes vitres à mi-hauteur. Vue cette fois sur le couloir. Vide. Il penserait aux réunions quand se déplient les quatorze chaises. Une infirmière silencieuse est assise à l’extrémité opposée de la table. La lumière crue écrase tout. Il se verrait tout petit et de très haut dans une boîte jaunie.
La porte rouge brique est toujours entrebâillée sur les carreaux gris. Le porte-manteau est une vague masse informe et tâchée de blanc dans la pénombre. Sur le plateau, devant les classeurs entre les ordinateurs un thermos argenté. On le verrait de dos devant un écran. Il relèverait la tête – regarderait à nouveau autour de lui et examinerait la boîte devenue obscure : une petite lampe de bureau, les reflets de deux des écrans, les ampoules du couloir extérieur. Les baies vitrées ne donnent plus à voir le patio, les stores sont baissés. Il se masserait longuement la nuque et l’épaule gauche. Le couloir côté patio vient de s’éclairer. En transparence derrière les stores beiges elle repasse, massive, nue sous sa couverture bleue enfilée en capuche sur la tête. Elle vient à nouveau tambouriner à cadence régulière sourde et plutôt lente contre la porte à l’extrémité droite des seize pas du parallélépipède rectangle. Il se frotterait les yeux, lâcherait un soupir. Il s’aimerait une soudure des oreilles et des paupières contre ce qui perfore si pesamment. À ne plus savoir dehors ni dedans. Il penserait sans savoir pourquoi aux charbonniers des souvenirs d’enfance, qui se protégeaient la nuque et le dos de leurs toiles de jute, puis déchargeaient leur sac d’un jeté d’épaule dans le grand fracas de poussière âpre et gluante. Il reverrait la vieille chaudière en fonte, sa gueule rougeoyante de bandit-manchot abouché sur l’enfer, son bras mécanique à secouer violemment pour lui faire cracher cendres et scories. Il serait encore dans la boîte. Noire. Vu de dedans.