#anthologie #01 | le TGV

Le TGV. Un aller-retour par semaine pendant huit ans. Y repenser maintenant comme à la vie d’une autre.

La veille, faire sa valise. Préparer ses vêtements et les mettre dans le salon. Dire au revoir au mari et au bébé. Ces nuits du dimanche au lundi, les mâchoires serrées, être déjà un peu partie, dormir peu et mal.

Le matin, réveil à 4h30. Se lever sans faire de bruit. Après la douche et le petit-déjeuner, l’arrachement en quittant la maison. Aller en voiture au parking. Bouchons sur l’autoroute. Me dire, les autres arriveront au travail dans 20 minutes, moi dans 4 heures.

Noter le numéro de ma place de parking. Traverser le centre commercial silencieux. M’arrêter à la sortie. Soulever la valise, la mettre sur la table du vigile, l’ouvrir. La refermer, la reposer par terre. Traverser la rue. Avancer, tirant la valise, jusqu’au hall de la gare. Eviter les mendiants. Lire les titres des journaux devant le Relay. Prendre un café à emporter. Guetter l’apparition du numéro de mon quai. Faire la queue, montrer mon billet. Certaines années de plan Vigipirate très renforcé, ouvrir la valise, montrer son contenu, la refermer. Soulever la valise, monter l’escalier, en rythme derrière les autres passagers. Arriver sur le quai.

Contourner les attroupements, vérifier l’emplacement de ma voiture. Me déplacer jusqu’au repère Y ou Z. Poser mon sac sur le haut de la valise. Fermer la valise avec le cadenas. Attendre en buvant du café. Certaines années, en fumant une cigarette. Annonce de la petite voix de la SNCF. Entrée du TGV en gare. Patienter le temps que la rame s’immobilise. Ouverture des portes. Niveau du bas dans la rame duplex. Soulever la valise, la ranger à l’entrée de la voiture. Moquette du compartiment bagages. Velours des sièges. Avancer par à-coups jusqu’à ma place. Ouvrir la tablette, poser dessus mon café, mettre mon sac sur le siège. Enlever mon manteau, le ranger dans la bannette au-dessus, sortir du sac mon ordinateur mes bouchons d’oreille mon téléphone. Ranger le sac sous mon siège.

Mettre les bouchons d’oreille, ouvrir l’ordinateur. Travailler. Obscurité dehors. Quelques lumières par moments.

Finir le café. Déposer la tasse dans la poubelle. Observer les voisins. Ordinateur Dell avec étiquette des cadres, protège-écran, impossible de voir ce qu’ils lisent. Veste en tweed avec pièces aux coudes des universitaires. Peu de femmes. Pas de familles, d’adolescents ni de personnes âgées. Blagues du groupe de collègues en costume-cravate assis dans le carré, préparant leur réunion.

Montrer mon billet électronique au contrôleur. Dehors, effilées de brouillard dans les creux du terrain, puis rayons obliques du soleil sur le défilement des champs. Certains hivers, des champs sous la neige. Penser qu’à la maison, c’est le petit-déjeuner.

Fermer ma session, enlever les bouchons d’oreille, réveiller mon voisin endormi, m’excuser, me lever à-demi, frôler le voisin, me redresser. Passer entre les rangées, enjamber des jambes allongées dans la travée centrale. Sur la plateforme entre les voitures, croiser un homme hurlant dans son téléphone et un autre assis sur les marches, une cigarette roulée éteinte à la main. Aller jusqu’aux toilettes. Voir qu’elles sont occupées. Monter à l’étage, trouver deux personnes devant. Patienter, éviter le regard des gens qui passent en direction du bar. Laisser passer l’occupant précédent, entrer dans les toilettes. Faire coulisser la porte. Tourner la manette en métal pour refermer. Uriner sans toucher le siège. Prendre à grand-peine du papier toilette. Aspiration brutale de la chasse d’eau. Avoir l’œil capté par le bout de papier toilette resté coincé dans le clapet au fond de la cuvette. Me laver les mains à l’eau non potable. Odeur hygiénique du savon. Faire coulisser la porte. Croiser l’homme hurlant dans son téléphone, mais pas l’autre. Redescendre l’escalier en trébuchant presque sur une femme assise à téléphoner. Voir en passant que ma valise est toujours là.

Retourner à ma place, remercier le voisin sorti de sa place, me rasseoir.

Dehors, entrée dans la banlieue. Souvent, passage d’un RER D, buée aux vitres, des passagers debout dans les travées. Dans l’allée centrale de mon wagon, l’agitation, déjà une file d’attente. Dehors, pagode du restaurant Chinagora. Tunnels. Vue en contre-plongée sur des immeubles. Arrivée à Gare de Lyon.

Mon voisin parti, me lever, ranger mon ordinateur mes bouchons d’oreille mon téléphone, remettre mon manteau. Rejoindre la file de passagers dans la travée. Avancer pas à pas, récupérer la valise, descendre sur le quai.

Me presser vers le métro. Il fait cinq degrés de moins qu’à la maison.

A propos de Anne P

Diariste depuis l'adolescence, je cherche à apprendre d'autres écritures au contact d'une communauté qui partage mes intérêts. Voir ce que ça va donner. J'ai l'impression d'avoir trouvé le bon endroit chez Tiers Livre !

Un commentaire à propos de “#anthologie #01 | le TGV”

  1. Superbe texte !
    Tenue en haleine tout au long de la lecture. Interpellée par le rythme.
    Et cette valise qui revient de paragraphe en paragraphe, comme leitmotiv, intéressant. Et ces autres gestes, ces habitudes qu’on répète, avec parfois le poids que ça pèse. Et que vous mettez en valeur.

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