#anthologie #01 | idecaf

Le bourdonnement d’une conversation au loin, le son des voix encore indistinctes, sans pouvoir discerner les mots ni la langue. Passer devant les affiches des spectacles du mois, chaque pas semblant mener à la source des voix, deux, deux dans le même corps de dos, un uniforme, celui du garde vouté sur sa chaise, une fois dépassé, découvrir ses yeux rivés sur l’écran fêlé du vieux portable, une série chinoise doublée en viet, une dispute entre deux types trop maquillés. Passer devant son inertie, pas un bonjour, pas un signe, ma présence ne perturbant jamais sa lobotomie, entrer en douce par le portail de derrière, comme l’acteur se faufile dans les coulisses, avant d’entrer en scène. Longer les centaines de motos garées là, les unes sur les autres, se demander comment certains retrouvent la leur à l’heure du départ, lever la tête sur les bâtiments gris de quelques étages, deviner aux lumières allumées la présence des autres, lumière blanche éteinte, salle sombre donc personne, ni dans la salle des profs, ni derrière les grandes fenêtres des classes encore vides, souvent vides, si vides, école sans élève.  L’odeur des chiottes, mi javel mi cafard-écrasé se mêle à celle du porc, de la coriandre, du pâté, senteur de renfermé, pain aux effluves de carton, au nez un combat entre la fraîcheur des ingrédients et la chaleur de la journée, trois jeunes femmes mâchant ça en silence, smartphone en main, en attendant leur cours, un bánh mì coupe-faim acheté, de l’autre côté de la rue, juste en face du théâtre, à la femme plantée là, chaque après-midi, la tête sous le non lá, toujours masquée de fleurs, faisant son beurre derrière le cri des enfants de l’école primaire, cour de récré ouverte sur le trottoir, derrière des barreaux ressemblant étrangement à ceux d’une cellule, chaque jour la petite file d’habituées attendant leur sandwich, le serveur du café d’à côté nommé l’usine, le garde du portail de tout à l’heure, une lycéenne un peu perdue, un prof blanc d’ici, une masseuse en aó dai, une des trop nombreuses bossant au quartier jap, à quelques mètres, dans les salons du labyrinthe de ruelles suintant la prostitution. S’assoir un instant avec les trois mangeuses, sous le banian, guettant un écureuil, se relever, juste pour saluer les feuilles du bananiers, le resto est fermé, les chaises retournées sur les tables, la médiathèque aussi hélas, n’ouvrant que quelques jours par semaine, et quelques heures par jour, jamais aux heures où il serait possible d’y aller, de s’y poser, d’y lire à l’air conditionné, ne pas attendre dehors, la chemise trempée de sueur, arriver en nage devant les étudiants à moitié endormis, alors faire le tour pour se rendre à la réception, des heures avant l’heure du cours, prendre sa feuille de présence et ses clés, dire bonjour aux personnes travaillant là, personnes croisées depuis près de dix ans toujours inconnues, jeter un oeil aux films qui vont passer samedi, monter les étages, souvent jusqu’au deuxième, s’arrêter devant la reproduction d’un tableau de Monet, rentrer dans sa salle essoufflé, déjà blasé, d’avance épuisé de devoir utiliser ce programme inutile, allumer la veille clim fonctionnant à moitié, mettre les tables en cercle, laisser le sac là, craindre qu’un voleur passe mais tout laisser là quand même, même le porte monnaie et l’iPad à charger, ressortir, aller sur la coursive extérieure, vue sur les bananiers, la médiathèque, le karaoké, les toits d’hôtels de luxe, les tours de verres, les vieux bâtiments du centre, regarder en bas, penser à se jeter, sans raison particulière, imaginer les contours de son corps à la craie blanche sur la chaussée, s’inventer des histoires morbides pour s’occuper, penser à une cigarette, à une seconde, ne fumant plus depuis des années, se dire d’en acheter en bas, au family mart, peut-être y acheter de l’eau aussi, en fumer une ou deux, puis jeter le paquet, une petite rechute, rien de bien méchant, en profiter pour faire un tour derrière, au quartier jap, juste y marcher, y être accoster par les masseuses «sir body massage sir», ignorer les appels, ou dire non merci, échanger des sourires, imaginer, ressortir du labyrinthe, et revenir ici, au même endroit, 10 minutes avant le cours, non, peut-être pas, rester là, immobile, dans la classe, le petit poste radio des années 90 sur le bureau, le cd rayé dedans; le tableau plus très blanc, les phrases du cours précédents mal effacées, des bouts de mots, de phrases, reste d’un cours sur la cuisine, le tourisme, les loisirs, tous ces grands thèmes sans vie me sortant par les yeux, inutiles pour ceux apprenant encore ici, les dégoûtant de l’apprentissage du français, tous désireux de commencer arrêtant aussitôt, se sentir seul et inutile ici, la vie arrêtée, ratée, venir ici faute d’autre chose, faux contrat, faux salaire, faux emploi, classe de 4 élèves, couloirs remplis de fantômes, mon pas résonnant seul dans l’escalier, le soir tombé, rien d’accompli, soupir, grand désir de départ…

A propos de Anh Mat

Né en 1982 à Toulouse. 24 ans après, départ pour Saigon où je vis et écris. Errances littéraires et audiovisuelles sur le web depuis 2013. « Il y a quelqu’un », nouvelle (revue nerval) « Monsieur M », roman (publie.net) « cartes postales de la Chine ancienne »,poésie (éditions Qazaq) « Retour sur soi » éditions Qazaq » « au sujet de la vidéoécriture » (revue Oeuvres ouvertes) « Người nước ngoài » revue Dires résidence numérique sur Glossolalies.net, programmé au festival « extra LittéraTube », Beaubourg contributeur régulier chez « les cosaques des frontières » anime le site www.lesnuitsechouees.com

4 commentaires à propos de “#anthologie #01 | idecaf”

  1. oh merci de vous être faufilé, comme un acteur ou non, et d’être venu nourrir avec la vie, les bruits, les odeurs, les gens, mon rêve de ce Vietnam que suis seule de la famille à ne pas connaître (même si pour certains ce n’est que pas un petit bain d’une quinzaine de jours juste côté des lieux les plus fréquentés)

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