#anthologie #01 | Tenir

Tenir. Le paysage défilant. Vitre sale, dégueulasse, instantanée. Gifles de pluie, giclées de nuit, accordéon diatonique jouant la ballade de John Nike ta mère. Entre les wagons. Crissement de freins. Sonnette, soufflets, parfums. Envahissant, claquant, dévorant. Des villes, des immeubles, des pavillons, des jardins, des terrains vagues, des villes, des barres, des tours, des villas, des châteaux en Espagne. Couinement du skaï et de la moleskine et des semelles de caoutchouc. Froissements de papier, d’étoffe, de main, de peau, frôlements, acrobaties, esquives japonisantes, odeurs corporelles surprenantes, percutantes, à tomber. Tenir. Debout. Devenir île. Agripper la barre centrale. Oublier le poisseux, le suant, le merdeux. Différences de température, petite brise, déplacements. Ralentissement de la rame. Vincennes. Dégueulis de voyageurs. Insectes. Cafards. Égayer l’œil face au grouillement. Pagayer dans l’imaginaire. Double mouvement. Sortir, entrer. Sonnerie. Fermeture des portes. Secousses. Nuit jour, nuit jour. Tunnels. Gare de Lyon.

Impressionnant. Se sentir rat dans une cathédrale. Verre et acier. Voir la foule. Se rendre compte. La gare. Le monde. Danger. Une masse. Peur. Être assommé. Se frayer un chemin. Pardon. Excusez. Oups. Vaciller. Se rattraper. Escalier roulant. Grimper à côté. Monter. S’élever. Retomber. Couloir débouchant sur couloirs. Escalier pas roulant. Ciel gris. L’Européen. Les bagnoles. Les klaxons. Paris. Marcher jusqu’à Bastille. Passer devant Bofinger, se rappeler l’attentat. Pas toujours, souvent. Puis rue du Pas de la Mule. Place des Vosges. Traverser en oblique du jardin, admirer les arbres, chercher au fond de la poche quelques francs. S’arrêter là. Rue de Turenne. Café. Bonjour, bonsoir. S’imbiber d’un peu de chaleur humaine. Debout au comptoir.

Marcher jusqu’à la gare de l’Est. Prévoir une bonne heure en tout. Nécessaire. Obligatoire. Prendre le temps. Au forceps. Arriver enfin. Nausée. Le parfum des croissants de la boulangerie d’à côté. L’odeur de caoutchouc brûlé. De gas-oil. Un tout mélangé. Bien secouer. Pousser le battant de la porte. Cour intérieure. Pavés. Poubelles. Façades de briques. Petits balcons en ferraille des fois fleuris. Ciel au-dessus, encore gris, cendreux, géométrique. Pousser une autre porte. Bruits de rotatives, cliquetis, réglages, voix graves, lentes ou rapides, déjà familières. Entendre gueuler M. le contremaître. Se sentir chez soi pour une durée déterminée. On ne peut faire autrement. Gagner sa vie.

Dégommer les plaques avec une éponge et de l’eau. Nettoyer l’encrier. Imprimer pour finir quelques macules. Oh tiens, un paysage chinois. Mais si. Convier à regarder. Regarder à travers, sur le papier, sur les murs, à travers la réalité. Réponse habituelle des collègues : T’as pas soif ? Gulp. Ravaler. Ne plus rien dire. La fermer. La boucler. Subir en silence la journée. S’asseoir face à la gueule du monstre. « La Roto ». Le cul bien calé sur une caisse en bois. Patienter. Voilà. En prendre plein la gueule au sens propre. Éjaculations d’encre et de papier. Des films en tout genre. Même du porno. Des affiches de cinéma géantes. Peintes à la main, s’il vous plaît. Surveiller que ça s’empile tout bien comme il faut, au petits oignons. Au carré. Une fois que c’est fait, recommencer. Une vie entière. S’inventer un ami imaginaire pour tenir.

Le soir, même trajet non. Changer de trajet. Un jeu. S’inventer des jeux. Se distraire. Oublier. Une heure tout compris jusqu’à la gare cathédrale. Changer de costard. Passer du rat des villes au rat de banlieue. S’endormir parfois. Parvenir au terminus. Sentir une main sur l’épaule. Faut y aller monsieur, c’est le terminus.

A propos de Patrick B.

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