#anthologie #prologue | je neige

Je nais en mai      alien en mon crâne allongé    chauve       j’ouvre des yeux noirs    ahuris    je surprends     peut-être que j’émerveille    une surprise dont l’écho traverse les ans     à chaque anniversaire ma mère se demande de quelle planète je venais     derrière la fenêtre elle regarde des flocons tomber    je ne les vois pas       mais j’entends le silence      ce jour-là il y a eu un peu de neige, dit-elle     fin mai, ajoute-t-elle comme pour souligner l’étonnant de ma naissance       pourtant       adulée au printemps       délaissée dès l’été      la grande vacance     mon premier été     sans mère père       je découvre la sidérante solitude-monde       je m’abstrais     je respire les allées potagères des inconnus qui deviennent mes grands-parents     une sensation intangible dans ma chair        sans doute m’entourent-ils de toute leur tendresse      est-ce possible d’avoir gardé une sensation de ce mois d’été ?      je sens l’étrangeté foncière du monde      avant d’arriver en ce monde incompréhensible y avait-il une tendresse obscure qui préparait ma venue ?      avant le silence, avant l’abstraction est-ce qu’il y avait une douceur ?      comment était cette tendresse ?      je rêve de grands bras qui m’engloutiraient     je rêve de bras aimants où me blottir    des bras abstraits    mais je ne suis pas triste    je marche    je jubile     je lance des cris suraigus      je glisse mes petits doigts dans la main d’une reine     avec elle je me promène les après-midis vers notre ours de pierre     j’apprends le nom des voitures    je fais des trous dans les murs      j’endure encore la vacance de père mère     trop souvent     j’attends leurs retours    figée en apnée      un jour je décide de ne plus attendre     je me délie     je me déploie     je cours dans le jardin    car nous avons un jardin     je grimpe aux arbres    j’aime la morsure des hivers     je me revois dans le jardin     je ne me revois pas dans la maison     je revois une maison vide d’où mon corps semble exfiltré     je ne sais pas ce qu’il se passe    c’est la nuit       le jardin est mon refuge       je me dédouble     je m’éparpille en hébétude    je neige    en apesanteur     je bute sur mon nom      je n’arrive pas à habiter ce nom    je repère vite mon patronyme dans la liste alphabétique     assez vite pour répondre présente à temps    mais suis-je vraiment présente ?     ai-je jamais été présente ?    sur des graviers épais    dans le froid    je répète ce prénom qui m’a été donné et que je trouve si étrange     je le répète pour essayer de me coller à lui    pour l’inscrire dans ma poitrine comme un code intime     mais de cette litanie dans l’air givré je ne récolte qu’un peu de buée     buée de buée     je découvre Lire et surtout Écrire      je trace des mots    de minuscules lignes de résistance    j’écris pour les insectes     je me colle vers l’Est comme à un aimant    j’enroule mes doigts au grillage    je questionne l’identité    pourquoi toi-moi-soi alors que nos vies parallèles se ressemblent tant    qu’est-ce qui fait qu’on est soi et pas un autre ?     toi qui n’es pas moi mais qui dis pourtant moi à l’intérieur de toi        je m’étourdis dans des spirales sans fin     je neige pour oublier     des mots que je n’écris plus que dans ma tête      sans pouvoir les prononcer

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

6 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | je neige”

  1.  » je rêve de grands bras qui m’engloutiraient je rêve de bras aimants où me blottir des bras abstraits mais je ne suis pas triste » « je questionne l’identité pourquoi toi-moi-soi alors que nos vies parallèles se ressemblent tant qu’est-ce qui fait qu’on est soi et pas
     » je neige pour oublier des mots que je n’écris plus que dans ma tête sans pouvoir les prononcer …  » Depuis un été fantastique « , peut-être il y a-t-il eu une possibilité de les partager. J’aime la douceur et l’indulgence de ce Mai de naissance enneigée, et cette nouvelle-née venue d’ailleurs dans un couple toujours ailleurs depuis. Les avez-vous retrouvés en Mai ou en été pour les explications ? « 

    • Merci Marie-Thérèse. Je suis touchée par la sensibilité, par l’humanité de votre message. En effet depuis cet été fantastique, il y a eu quelques possibilités de partager ces mots, j’ai d’ailleurs ajouter deux liens à l’intérieur de mon texte. Cependant je répugne à l’autobiographie (pour mon compte personnel, car chez les autres je la trouve parfois belle, juste, émouvante). C’est drôle que vous écriviez « Les avez-vous retrouvés en Mai ou en été pour les explications ? » car j’ai failli ajouté un autre paragraphe commençant par « Retournée.s en mai… » pour écrire sur un voyage tout récent avec notamment ma mère dans ma ville natale… sans doute pas assez de recul pour l’écrire. Merci encore pour votre retour.

  2. J’aime : « j’entends le silence »,  » j’aime la morsure des hivers », « je fais des trous dans les murs ».
    J’aime aussi – sensible : « premier été sans mère père », attendre leur retour, une fois encore, ne plus attendre, grandir malgré tout.
    Et les questions, multiples, identité, sensations… elles me parlent.
    Merci pour ce texte.

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