#anthologie #prologue | Sur le bout de mes doigts

J’ai ouvert ma main, j’ai écarté mes doigts.

J’ai senti le liquide caresser mes phalanges. J’ai ouvert mes mains, j’ai refermé mes mains. J’ai sucé mon pouce. J’ai goûté mes doigts. J’ai goûté le monde avec mes doigts.

Je suis née. J’ai senti l’air tiédi de la salle d’hôpital passer entre mes doigts. J’ai sucé mon pouce. J’ai goûté le monde avec mes doigts. Sur la peau de mes doigts, sous la peau de mes doigts, j’ai senti la chaleur d’une peau contre ma peau. J’ai tenu ta main. J’ai lâché ta main.

J’ai touché des matières, du mou, doux, rugueux, râpeux, poilu, pointu, coupant, tranchant, gelant, brûlant, lissé, bosselé, collant, coulant, gluant, craquant. J’ai attrapé des choses. J’ai compris l’usage de mes mains, j’ai travaillé, cherché, essayé, échoué, recommencé, maîtrisé, raffiné l’usage de mes mains. Prendre, lâcher, jeter, rattraper, écrire, tourner les pages d’un livre, suivre avec le doigt les lignes avec les lettres, avec les mots, avec les phrases.

J’ai compté sur mes doigts. J’ai compté deux doigts et deux pommes avec le même deux. J’ai touché l’abstraction. J’ai pensé donc j’ai été. J’ai été pour moi et j’ai été pour toi. Sur la peau de mes doigts, sous la peau de mes doigts, j’ai senti la chaleur d’une peau contre ma peau.

J’ai vécu. J’ai aimé, j’ai haï. J’ai construit, j’ai détruit. J’ai vécu. J’ai tremblé. J’ai beaucoup tremblé. De peur, de rage ou de bonheur. J’ai tenu ta main. J’ai lâché ta main.

J’ai ouvert ma main, j’ai écarté mes doigts

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

12 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | Sur le bout de mes doigts”

  1. Ah ! je te retrouve bien là ! j’avais particulièrement aimé ton texte qui explorait le silence par les odeurs… aujourd’hui tu convoques le toucher !
    “ J’ai tenu ta main. J’ai lâché ta main.“
    Tu découvres le monde en le touchant du bout de tes doigts… et tu m’as touchée !

  2. Très beau texte Juliette.
    Super l’angle du toucher, des mains pour dire l’arrivée au monde, pour dire la relation à l’autre, à la vie.
    Et coup de cœur pour ce paragraphe : « J’ai touché des matières, du mou, doux, rugueux, râpeux, poilu, pointu, coupant, tranchant, gelant, brûlant, lissé, bosselé, collant, coulant, gluant, craquant. J’ai attrapé des choses. J’ai compris l’usage de mes mains, j’ai travaillé, cherché, essayé, échoué, recommencé, maîtrisé, raffiné l’usage de mes mains. Prendre, lâcher, jeter, rattraper, écrire, tourner les pages d’un livre, suivre avec le doigt les lignes avec les lettres, avec les mots, avec les phrases. »

  3.  » J’ai touché l’abstraction. J’ai pensé donc j’ai été. J’ai été pour moi et j’ai été pour toi. Sur la peau de mes doigts, sous la peau de mes doigts, j’ai senti la chaleur d’une peau contre ma peau. » L’ouverture au monde par les mains, presque sans anicroche, mains ouvertes sans doute précédant les tiennes. https://www.cairn.info/devenir-soi-avec-d-autres–9782749277943-page-9.htm?contenu=resume

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