#anthologie #prologue | Par le cordon

J’ai reçu de l’oxygène attachée au cordon de ma mère. J’ai reçu les nutriments avalés par ma mère. J’ai pris forme entourée par son ventre. Je me suis étouffée en même temps qu’elle. Fausse route en avalant du couscous. Je me suis enroulée autour du cordon quand elle cherchait de l’air en suffoquant par terre. J’ai été bleue à la naissance, pendue par le cordon. Je ne me suis pas présentée dans le bon sens. J’ai été retournée pour que ma tête arrive la première. J’ai été libérée du cordon qui m’étouffait. J’ai pas dit merci en arrivant. J’ai crié, j’ai suffoqué, j’ai pesté, j’ai pleuré, j’ai hurlé. J’ai pas reconnu ma mère. J’ai pas aimé son odeur. J’ai pas aimé ses biberons. J’ai pas aimé ses caresses.

J’ai gazouillé longtemps, ma musique. J’ai gazouillé longtemps. J’ai entendu des sons, des voix. J’ai rajouté d’autres notes à mon répertoire. J’ai gazouillé longtemps et j’ai regardé lentement autour, tout autour de mon tout petit monde. J’ai appelé, j’ai crié, j’ai pleuré, j’ai gémi, j’ai dormi, j’ai souri, j’ai digéré. J’ai aimé les yeux bleus du père, j’ai pas aimé les yeux verts de la mère. J’ai souri au bleu, j’ai pleuré au vert. Et puis j’ai touché des joues, des lèvres souriantes. J’ai touché mes petits pieds potelés. J’ai touché la girafe à points marron en plastique. J’ai sucé ma couverture, j’ai sucé mes doigts, mon pouce, les barres de mon lit.

Je me suis mise debout. Je me suis mise à marcher, à tomber, à me relever. J’ai gazouillé, j’ai fredonné et puis j’ai commencé à parler.  J’ai  joué à faire des phrases. J’ai exprimé des émotions, des besoins, et puis des désirs. J’ai dit Je, j’ai dit Moi. Je savais mon prénom.

J’ai été libre. Je l’ai eu la liberté d’aller, de venir, de me perdre. J’ai appris le vide, l’aventure, le danger, la vitesse, les rires, l’insolence, les coups de martinet, les leçons, les Baisse les yeux, les punitions, les chamelles ! J’ai avalé des vers de terre, j’ai avalé des chewing-gums durcis écrasés sur le bitume, J’ai avalé les couleuvres de tout le monde. J’ai appris à dire oui. J’ai appris à haïr, j’ai appris à mentir, j’ai appris des chansons, j’ai appris des itinéraires, j’ai appris à demander mon chemin, j’ai appris mes amis, j’ai appris mon grand frère, j’ai appris à me cacher, j’ai appris à traverser la rue, j’ai appris à faire du vélo, j’ai appris à courir. J’ai pas appris tout de suite à mettre ma langue dans ma poche, j’ai pas appris à respecter l’autorité, j’ai pas appris à rentrer à l’heure, j’ai pas appris à être polie. J’ai pas appris à remonter la pendule, j’ai pas appris le bricolage, j’ai pas appris les circuits électriques, j’ai pas appris à faire des maquettes, j’ai pas appris à jouer aux échecs, j’ai pas appris à nourrir les tortues.

Et puis j’ai été obligée, j’ai été obligée d’obéir, de porter un uniforme, de me contraindre, de ne pas dire tout ce que je pensais. J’ai été obligée d’admettre l’autorité, les rites sociaux, les soumissions, les interdictions.Je suis descendue des arbres escaladés, des joies enfantines. Je me suis tenue à mon pupitre, j’ai écrit sur des petits cahiers. J’ai beaucoup gribouillé là où il ne fallait pas. J’ai pas été montrée en exemple. Je n’ai pas été exemplaire. Faire tournoyer des seaux d’eau sans que ça tombe, attendre les amis au fond des caves, oublier l’heure du dîner, rester dehors, faire du patin à roulette, espionner mon voisin à la longue vue, inventer des codes secrets, créer un clan, écrire une histoire, jouer des rôles comme dans un film, enterrer des oiseaux et des insectes retrouvés morts, avoir des fou rire à la messe, sortir en courant, faire des blagues téléphoniques, demander du camembert dans un boulangerie, acheter des bonbons avec les pièces de mon frère…

J’ai contemplé les autres, je suis allée les voir. Je n’ai pas détourné mon regard, je n’ai pas rebroussé chemin, mes yeux, un appareil photo. Je me suis démasquée, j’ai voulu tout essayer, tout connaître, tout savoir, tout comprendre.

Et puis j’ai appris à mettre du mercurochrome sur mes genoux éraflés,  j’ai appris sous la contrainte le mot limite, le mot moins, le mot juste-milieu, le mot attendre, le mot patience, le mot raison, le mot torts.

 J’ai défait le cordon. J’ai eu de l’air.

Je n’ai pas seulement regardé passer les péniches.

7 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | Par le cordon”

  1. L’importance du cordon, celui qui sert et qui étouffe et celui que l’on est content de défaire avec toi pour reprendre notre souffle. Et la dernière phrase qui ouvre tous les possibles. Merci Virginie, contente de te retrouver ici.

  2. Virginie, quelle plaisir de te lire !
    j’aime le rythme du texte, des étapes de vie comme une liste, des éléments très différents qui s’enchainent, comme on grandit. J’ai surtout aimé comment, le début du texte nous laisse croire à une douceur tellement lue de ces premiers instants et comment, d’un coup le « je me suis étouffée en même temps qu’elle » nous met une claque, en même temps que ca nous attrape et ne nous lâche plus, sur tout le texte. Très fort

    • Merci Line ! C’est super de te retrouver ici aussi ! Je manque de temps pour lire tous les textes, mais dans quelques jours j’en aurais plus. Je t’ai envoyé un mail sur ton adresse du DU

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