#anthologie #prologue | comment je suis devenue au monde

J’ai été conçue dans l’amour la jeunesse le désir de liberté. J’ai été la catastrophe pour les uns, la planche de salut pour les autres. J’ai précipité l’histoire familiale, accéléré le temps, battu en brèche les conventions : j’ai déclenché les colères des grands-mères, j’ai marié mes parents, je les ai installés dans un HLM orange. Tout ça pas née encore. Tout ça juste en arrondissant le ventre de ma mère.

Je suis née. Je suis née au seuil de l’hiver. Je suis née un lendemain de solstice. J’aime penser que je suis née pendant la nuit polaire. Je suis sortie, non sans mal. J’étais bien sous la peau de ma mère, je crois. Je ne voulais pas sortir, en vérité. J’ai toujours aimé les bulles, les petits espaces. J’ai hiberné des nuits et des nuits.

J’ai ouvert les yeux. Et j’ai peu à peu décollé le monde de mes paupières.

J’ai dormi. Mangé. Dormi. Souri. Dormi. Attendu qu’on vienne me chercher. Attendu parfois longtemps. J’ai écouté le silence. J’ai appris la solitude. J’ai eu peur. J’ai pleuré et crié sans doute. Puis je me suis tue. A force, j’ai attendu sans crier. Sans faire de bruit. Être là. Attendre. Sourire à leur retour. Ne pas déranger. Laisser vivre. Etouffer le désir. Apprivoiser la peur. Être une enfant sage. Être une enfant qu’on n’entend pas. C’est pratique quand on s’aiment, qu’on est jeunes, qu’on veut rester libres.  

J’ai grandi. Bu mangé dormi aimé pleuré ri. Tout ça beaucoup. J’ai grandi. J’ai grandi dans le giron de la famille de l’école – la catholique mais pas trop juste assez pour. J’ai grandi sans dépasser. J’ai obéi. Je n’ai rien détraqué. J’ai voulu ce qu’on a voulu de moi. J’ai grandi dans le regard et les paroles et le désir des autres. J’ai grandi déportée de moi-même. J’ai grandi dans l’ombre de moi-même. Je ne me suis pas assez manifestée. Ca, je ne le savais pas encore et je l’ai compris bien plus tard.

J’ai aimé le chant des tourterelles, la douceur des soirs d’été, les vacances à la mer en juillet, les tartines de chocolat au goûter, la bibliothèque municipale, l’odeur des crêpes, la joue sur la couverture rêche dans le bruit, l’odeur et les vibrations du moteur qui faisaient trembler nos corps avec ma sœur les nuits de départ en vacances. Bientôt on quittait la ville et ses réverbères qui rayaient de lumière nos paupières. Il faisait noir. Le moteur ronronnait sous ma joue et mon oreille. Je me rendormais. Que j’ai aimé ça. 

J’ai marché. J’ai marché sur des routes bien tracées. J’ai circulé dans des territoires bien balisés. J’ai respecté les règles, les lois, les consignes, les codes. Je me suis limitée. Je me suis circonscrite. Je ne me suis pas aventurée. J’ai été encouragée félicitée pour ça. J’ai été fière de ça. J’ai été heureuse de ça. J’ai donc persévéré dans ça.

J’ai lu beaucoup et pas tant que ça. J’ai commencé à écrire et puis j’ai arrêté. Et puis j’ai repris. J’ai continué à lire, toujours pas assez. Mais assez pour. J’ai lu assez pour crever la bulle décaler déporter faire un pas de côté finir par m’aventurer oser risquer franchir sans jamais transgresser juste essayer. Non plus grandir mais agrandir. Elargir.

J’ai élargi l’espace. J’ai élargi les langues. J’ai élargi les frontières. J’ai élargi les classes sociales. J’ai élargi les désirs. J’ai élargi les visages. J’ai rayé Dieu. J’ai jeté la culpabilité aux orties. J’ai déporté les limites.

En élargissant, en m’élargissant, j’ai embrassé l’humain. Bu mangé dormi pleuré ri sa diversité. J’ai pris conscience de sa vulnérabilité de sa précarité de sa faillibilité de sa force aussi. De sa beauté. Je l’ai aimée et désirée. Je m’y sens bien.

Je n’ai longtemps pas été ce que je suis.

Je suis devenue au monde. Ce que je suis.  

Ce texte est une réécriture de la version de 2019 


A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

16 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | comment je suis devenue au monde”

    • Merci Emilie pour ton message ! Oui, certains textes, j’éprouve le besoin de les lire à voix haute. Sinon ils me paraissent incomplets. Celui-ci, qui me tient à coeur, en fait partie. A très bientôt.

  1. Comment je suis devenue au monde, j’aime le titre…
    « J’aime penser que je suis née pendant la nuit polaire. » (au commencement est la fiction )
    « J’ai élargi l’espace. J’ai élargi les langues. J’ai élargi les frontières. J’ai élargi les classes sociales. J’ai élargi les désirs. J’ai élargi les visages. J’ai rayé Dieu. J’ai jeté la culpabilité aux orties. J’ai déporté les limites. » « J’ai embrassé l’humain » on n’en doute pas en lisant et en écoutant le texte.
    ( je terminais ce matin la lecture de l’Espèce fabulatrice de N Huston le texte est un superbe prolongement à cette lecture) . Merci Emilie.

    • Merci merci Nathalie – j’aime cette idée de commencement de la fiction auquel je n’avais pas songé, mais oui, en effet ! (c’est une notation que j’ai ajoutée à la version de 2019). Je n’ai pas lu ce livre de Nancy Huston. Je note ! A très bientôt !

  2. « J’ai grandi sans dépasser ».
    Oui oui !

    « Je n’ai longtemps pas été ce que je suis. »
    Et ce que cela annonce de développements possibles, cette phrase. (et en titre ici ou ailleurs je verrais bien « Longtemps je n’ai pas été ce que je suis », intriguant et qui donne envie de savoir, que tu racontes).

  3. Comme c’est bon d’entendre ton texte. On sent qu’il vient de loin.
    Du coup, j’étais avec toi dans tous les moments, au rythme des mots, surtout quand les verbes se répètent et se pressent dans ta voix pour exprimer les changements. Bravo !

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