#anthologie #prologue l vouloir ruser

On a voulu que je sois.

On l’a voulu à peine. Elle l’a voulu, il lui en a voulu de vouloir. Un jour moi-même je voudrais sans pouvoir. Maintenant c’est dans l’avant du passé, je ne veux rien, je suis voulu.

J’ai tâtonné. J’ai eu des mains, des doigts, avec eux j’ai trituré. J’ai eu des pieds, des orteils, avec eux j’ai piétiné. J’ai eu un petit corps, avec lui j’ai flotté. J’ai eu des gestes, des élans, une sensation qui n’avait pas encore de pluriel. J’ai poussé. J’ai pesé. J’ai fait mal.

Je suis venue à l’air, aux peaux qui caressent ; j’ai été éblouie, j’ai eu froid peur chaud sommeil envie faim très faim, j’ai eu faim au-delà de la nourriture. J’ai eu faim dans ma bouche, dans mon ventre, dans mes paumes qui s’agrippaient sur rien puis sur une chose très douce. J’ai eu faim quand il faisait jour, j’ai eu faim quand il faisait noir ; j’ai sucé mordu avalé enfourné gobé agité mes lèvres autour de formes sans fond. J’ai eu faim dans les oreilles lorsque la voix arrêtait de chanter. Je suis entrée dans la langue par cette faim des sons qui dansent. Je n’ai pas pensé mais j’ai senti. Senti que c’était ça exister.

On m’a sortie dans la vallée – couchée d’abord, allongée, j’ai vu le ciel, j’ai vu les nuages, j’ai vu son visage et puis le sien, j’ai vu que je m’ennuyais – assise ensuite, accrochée à un dos, accrochée à un ventre, j’ai vu les champs, les sapins, des cloches au cou mousseux des vaches, parfois je n’ai rien vu d’autres que la neige, vu ce blanc à vallons, vu qu’elle engloutissait tout, vu qu’elle me faisait fermer les yeux, rire aux éclats – debout enfin, je l’ai foulée la neige, je suis tombée je me suis relevée j’ai trébuchée je me suis remise à la verticale j’ai couru je me suis vautrée j’ai senti une poigne sous mes bras – j’ai marché dans la neige. Je n’ai pas su, pas tout de suite, qu’elle serait ma matière première.

J’ai grandi, j’ai reçu une flik-flak, je suis entrée dans le temps par un mot composé. D’abord à reculons, les têtes souriantes au bout des aiguilles se déplaçaient et je m’en suis amusée, je n’ai pas compris, ça revenait toujours ça ne pouvait pas aller bien loin. J’ai vécu dans le présent pour ce que je croyais être toujours. Se glisser le matin dans le lit des parents, boire une ovomaltine, monter sur le dos du chien, sauter dans l’eau boueuse, grimper sur des épaules et sur des bottes de foin, se cacher beaucoup, aller à l’école, apprendre à lire, ne pas apprendre à compter, eine andere Sprache lernen, ouvrir une autre Welt, balbutier wie am ersten Tag als man noch nichts wollte, alles vermischen, oui tout tout mélanger, aimer d’autres gens qu’elle et lui, entendre des mots comme les chants du tout début, fühlen aber mit einem neuen Geschmack auf der Zunge, frapper à des portes interdites, demander une glace, une grenadine, un tour de manège, encore une histoire, surtout ça oui, encore une histoire, ne jamais en avoir assez, imaginer, inventer, un jour soudain écrire, s’émerveiller, savoir que c’est irréversible comme la faim dans les oreilles.

Une première fois, se retourner. Je me suis retournée. J’ai vu un panneau et dessus le mot mémoire, je me suis souvenu. J’ai tendu les mains en avant et j’ai touché la perte, j’ai répété le geste en allemand : der Verlust, ich habe den Verlust berührt. Nein : das Verlieren, le verbe substantivé. Ce n’était pas des lettres, c’était du corps, j’ai voulu l’avaler pour l’effacer. Ich habe mich verschluckt.

J’ai fait encore un pas, j’ai cassé la flik-flak, ich habe sie kaputtgeschlagen, je me suis achetée moi-même un cadran pour les grands. J’ai montré que j’étais adulte, on m’a crue, j’étais bien embêtée.

J’ai rusé. Je ruse. Je ruserai –

J’ai voulu avoir été.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

18 commentaires à propos de “#anthologie #prologue l vouloir ruser”

    • Merci!! J’aime les débuts, tous les débuts… quelque chose est souvent déjà joué et contient tout le reste à venir (mais ça peut-être qu’on ne s’en rend compte qu’à la fin?)

  1. Quel texte magnifique !
    « J’ai vécu dans le présent pour ce que je croyais être toujours ».
    C’est vraiment très beau, toute cette liste de j’ai eu, et puis la découverte du monde, la flik flak, la mémoire…
    merci !

    • ça me touche Françoise, merci beaucoup, ils sont importants ces premiers balbutiements au début d’une aventure… hâte de vous lire davantage et de vous recroiser au fil des propositions..

  2. « j’ai eu faim au-delà de la nourriture.  » « J’ai grandi, j’ai reçu une flik-flak, je suis entrée dans le temps par un mot composé. D’abord à reculons, les têtes souriantes au bout des aiguilles se déplaçaient et je m’en suis amusée, je n’ai pas compris, ça revenait toujours ça ne pouvait pas aller bien loin.  » « Une première fois, se retourner. Je me suis retournée. J’ai vu un panneau et dessus le mot mémoire, je me suis souvenu. J’ai tendu les mains en avant et j’ai touché la perte » « On a voulu que je sois. » « J’ai montré que j’étais adulte, on m’a crue, j’étais bien embêtée. ». Enfant gâtée mais dubitative, elle n’est pas sans ressources pour araser joliement les moments de sa vie jusque dans une langue autre , doublant ainsi la mise.. ».Ich habe mich verschluckt ».Je m’ai avalé ! Dites -vous… Malicieuse façon de reprendre la vie à l’envers en multi flaskback.Très beau prologue.

    • S’avaler, oui! En allemand c’est aussi « avaler de travers », et j’aime les travers, les chemins de traverses (on pourrait broder sur les « fausses routes » peut-être, langue médicale mais aussi errance interne). Merci beaucoup d’être passée et de m’avoir lue…

    • 🙂 c’est une montre pour enfants de « chez moi » (un produit swatch). Les modèles de l’époque (peut-être toujours aujourd’hui, d’ailleurs) arboraient des aiguilles anthropomorphisées, avec des petites têtes rigolotes, la grande aiguille c’était flik et la petite flak (ou l’inverse). Merci Perle pour votre lecture!

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