#anthologie #prologue | Dans le monde des autres

Née dans la marge. Entre deux avortements.
Conçue sans désir. Expulsée. Mise au monde.
Suis. Dans le monde. Sans prénom. Finalement enregistrée.
Je suis. Un cri. Une faim. Deux doigts dans la bouche. Deux kilos huit cent cinquante de chair. Deux jambes. Deux pieds. Deux bras. Deux mains. Un corps. Une tête. Deux yeux. Une bouche. Un cri.
Je suis. Deux jambes qui gigotent dans de la laine rêche. Une peau transparente. Un petit corps admiré. Ein kleines Neugeborenes. Je pleure. Cherche un sein. Tète un biberon. Deux doigts dans la bouche.
Je suis. Transportée. D’un petit lit à un berceau, d’une clinique à un appartement, d’une ville à une autre, d’un pays à un autre. Trimballée. Promenée dans un landau. J’entends les bruits. Je perçois les pas. Je sens les odeurs. On me touche. Je suis retournée. Changée. Lavée dans une bassine en métal. Deux doigts dans la bouche.
Je suis. Du monde des autres. Un bébé Cadum. Joufflu. À croquer. Je souris. Je ris. Je reconnais mon prénom. Je regarde mes mains. Deux doigts dans la bouche.
Je suis. Debout. En équilibre instable. Je tombe. Je pleure. Je crie. Je crie ma colère. J’engendre la colère. Je reconnais la colère de l’autre. Je sais tirer les cheveux. Je sais faire mal. Je tape du pied. Je suis capricieuse. Deux doigts dans la bouche.
Je grandis. Une enfant parmi d’autres. J’aime le soleil dans les yeux. Sa chaleur dans les cheveux. Les pieds nus sur le sol. Je dessine dans la poussière. Je m’efface.
Je grandis. Je vois. J’observe. J’entends. Je sais ce que je vois. J’observe et j’entends et ce que j’observe et ce que j’entends je le garde dans un coin de ma tête. Le monde autour de moi est une école. J’apprends. Je parle. Je ressens la peur de l’autre. La peur autour. Le fracas. Je sais le fracas. Et même le chaos.
Je grandis. Je réagis. Je réponds. Je pose des questions. J’observe toujours en silence. Je reconnais le juste et l’injuste. Je reconnais le mensonge. Je ressens l’absence cruellement. Je tourne les pages. Je comprends la nécessité de tourner les pages mais au fond je me souviens. Je lis. Je ne dis rien. Je lis. Je n’ai pas la conscience du futur.
Je grandis. Je lis. Je demande des livres. Je m’invente des histoires. Je suis les personnages de mes livres. Je reste tranquille un livre dans les mains. J’écris. Je vais à l’école. Je gagne des livres. Je ne suis pas du monde des autres. Je suis insolente. Je grandis.
J’apprends. D’autres mots. D’autres verbes. J’en invente. J’écris dans ma tête. Je démonte les jouets. Je les apprends de l’intérieur. J’apprends à comprendre les rouages des objets, des relations humaines, des alliances, des ruptures. Je ne sais pas toujours ce que je sais. J’ai l’esprit vif et lent à la fois. Je devine plus que je ne comprends. J’anticipe. Je dérange. Je dis « je », je dis « moi ». Je refuse de répéter ce que me dit l’autre, de croire ce qu’on me dit de croire. J’apprends à parler. Je ne sais pas maîtriser mes émotions, trouver les mots justes.
Je lis Lautréamont. Je devine la difficulté de vivre avant d’être dans la vie. « J’ai reçu la vie comme une blessure. » J’ai frissonné de crainte. J’ai ressenti un immense vide. J’ai colmaté les brèches.
J’ai osé donner la vie.
J’ai mesuré mon pouvoir. J’ai fait des erreurs. Je les ai regrettées. Je les ai reconnues. Je les ai acceptées. J’ai reproché leurs erreurs aux autres. Je les ai laissées vivre leur vie d’erreurs dans un univers fait de troubles, de manques, de failles, d’oubli.
J’ai perdu la mémoire. J’ai gardé le goût de l’eau. Le goût du bruit de l’eau. Les sources. Les rivières. J’ai oublié mon nom. J’ai changé de nom. Je me suis choisi un nom. Une identité.
J’ai fait semblant. J’ai porté un masque, puis un autre. J’ai voulu ressembler aux autres. J’ai manifesté. J’ai cessé de manifester. J’ai épousé des croyances. J’ai renoncé à des croyances. Je me suis inventé des croyances. J’ai exprimé le meilleur et le pire de moi-même. J’ai prié. J’ai crié. J’ai pleuré. J’ai souffert de mes rebellions.
J’ai erré dans la vie. J’ai erré en changeant de projet. En oubliant mon objectif. J’ai cru que j’étais dans le vrai. J’ai soutenu que je savais ce que je faisais. J’ai été orgueilleuse et j’ai eu peur de moi. J’ai marché devant moi. Sans me retourner. Je me suis perdue en route.
J’ai construit dans ma vie. Je me suis fabriqué une vie. Je me suis battue pour la vie. Je me suis battue contre la vie. J’ai choisi la nature. J’ai choisi ma nature. J’ai arrêté de vouloir maîtriser le cours de ma vie. J’ai avancé dans la vie. J’ai croisé toutes les personnes que je devais croiser. Je les ai toutes aimées. Je les ai détestées aussi. Mais je les ai aimées.

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

26 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | Dans le monde des autres”

  1. Quel souffle ce texte, le cri, l’énergie de la colère, de la révolte et une belle lucidité, j’ai beaucoup aimé. Le rythme aussi avec les répétitions qui scandent. Bravo!

    • Merci, Isabelle, je ne pose quasiment pas le crayon (ou ne relève pas les doigts du clavier) pour garder le rythme !

  2. oui le souffle – les deux doigts dans la bouche (moi aussi-il y a quelqu’un d’autre aussi « une grotte » – l’annulaire et le majeur gauche) – merci bravo !

    • Oui, Piero, j’ai lu ce texte de la « grotte » et j’ai trouvé l’image intéressante d’ailleurs. Comme je le disais en réponse à Isabelle (ci-dessous), il s’agit d’un souffle « travaillé » ! Merci pour ton passage ici !

  3. Le goût du bruit de l’eau, à la bouche pour la suite. L’exercice est redoutable, mais toi, je te suis, probablement parce que j’ai l’impression qu’une proue mène cette barque, une vraie figure. Ça décrit oui, mais ça va quelque part, ça se dirige. Ça m’emporte (et m’importe).

    • Un grand merci, Emmanuelle, j’espère que la barque ne prendra pas l’eau !

  4. …également sensible au goût de l’eau associée au nom, à la mémoire. Nous avons avons été en gestion dans l’élément liquide, et il ressurgit là.

    • Oui, cette image de l’eau et du goût de l’eau a surgi au cours de l’écriture, j’ai pensé subrepticement que ça n’avait rien à faire là, et puis le lien avec le liquide amniotique était si évident ! Merci, Stéphanie, pour votre commentaire.

  5. Olala, dimanche matin de bonne heure , je parlais plutôt de gestation… Bonne journée !

  6. Grand souffle qui emporte. Merci.
    (et puis cette impression que tous les verbes sont issus des premiers « je suis », comme s’il fallait que ce premier insiste pour que les autres puissent peu à peu débouler)

    • C’est une écriture « au débotté », je dirais, puisque sans arrêt ou réflexion véritable en cours, et donc votre remarque m’intéresse d’autant plus ! Merci !

  7. Le mot de ton nom de famille définie cette enfant allant devenant, on caracole à côté d’elle, deux doigts dans la bouche !

    • Catherine, et pourtant ce nom, ne l’ai reçu et adopté que bien plus tard ! Merci pour me conforter dans mon choix !

    • Solange, grand merci pour votre passage ici. J’avais choisi les points virgules en 2019 pour un texte tout différent (je ne sais plus quelle était la consigne précisément). Et là ce sont les idées qui ont fusé, après la lecture de Peter Handke, un peu malgré moi je dois dire !

  8. superbe et si diantrement bien mené presqu’à la cravache (mais avec petites sensations entrevues dans la course) ce défilé du travail qu’est vivre
    et puis
    « Je me suis fabriqué une vie. Je me suis battue pour la vie. » belle réussite et même se battre contre en fait partie

    • Merci, vraiment, Brigitte, à la cravache, oui, je me retrouve bien dans cette image… Merci pour ta lecture 🙏🏼

  9. « Je lis Lautréamont. Je devine la difficulté de vivre avant d’être dans la vie. « J’ai reçu la vie comme une blessure. » J’ai frissonné de crainte. J’ai ressenti un immense vide. J’ai colmaté les brèches. » « J’ai perdu la mémoire. J’ai gardé le goût de l’eau. » « J’ai été orgueilleuse et j’ai eu peur de moi. J’ai marché devant moi. Sans me retourner. Je me suis perdue en route. » « J’ai choisi ma nature. J’ai arrêté de vouloir maîtriser le cours de ma vie. J’ai avancé dans la vie. » Un parcours uppercut qui a pris le taureau des circonstances par les cornes ? Nostalgie du Futur sans concession. Au bout de la vie à rebours, une écriture qui reprend tout à bras les corps (perdus aussi) et les ouvre à la reconnaissance. On plonge avec vous dans ce siphon des actes de mémoire…

    • Merci infiniment, Marie-Thérèse pour votre lecture et ce commentaire qui me va droit au cœur… Car oui, je me retrouve dans vos mots et ce que vous avez saisi… 

  10. J’aime ce lent passage des verbes sans complément qui posent l’être comme une évidence (Je suis (…) Je tombe. Je pleure.) à des constructions plus complexes (J’ai mesuré mon pouvoir (…) J’ai exprimé le meilleur et le pire de moi-même (…) J’ai arrêté de vouloir maîtriser le cours de ma vie) qui nous permettent de saisir le relief, le détail. Merci Marlen.

    • C’est moi qui vous remercie, Jean-Luc, pour cet éclairage sur le comment de l’écriture – imprévu pour le coup – parce qu’un peu emportée par le geste d’écrire !

  11. Lu dans un souffle, ayant presque sous les yeux cette enfant vive, pleine d’énergie et de cris.
    Comprend particulièrement, le regret des erreurs et l’acceptation de laisser partir (plus difficile);
    Terminer par l’amour, très fort.
    Merci Marlène pour votre texte très beau texte.

    • Khedidja, c’est moi qui vous remercie pour votre lecture attentive. À bientôt !