#anthologie #prologue | Je suis une forme parlante

Je suis né d’une idée dans la tête de mon père. Je suis né d’une idée dans la tête de ma mère. Je suis né d’un acte recommencé guidé par l’idée. L’idée s’est enhardie, l’idée s’est implantée. J’ai pris forme. Liquide, poche, embryon.

J’ai été expulsé de la poche sous force contractures. J’ai été expulsé vers la lumière, vers le blanc. J’ai été exposé à l’air. J’ai été enveloppé par l’air, attrapé par des mains, déposé sur un ventre, peau à peau, ma mère. On a trouvé le chemin de ma bouche.

J’ai touché mes pieds, j’ai touché mes doigts de pied. J’ai vu ma main droite dans le ciel. J’ai roulé sur le ventre. j’ai roulé sur le dos. De l’entrant de ma bouche au sortant des sphincters, j’ignorais que j’étais relié. Un tube.

J’ai nommé le monde autour de moi ba ba ba. Papa, ba ba, maman, ba ba, l’ours en peluche. Sous le coup de l’excitabilité, la faim, la peur, la colère, le ba s’est mi à râler, le ba s’est mis à crier sans que je puisse le maîtriser, attirant l’attention de ma mère, ses pas pressés qui viennent vers moi.

Dans le miroir, je me suis connu. Les membres, bras et jambes, rattachés au tronc. Le tout surmonté d’une tête. De fragments épars, je suis devenu corps. Devant l’image, je suis un.

J’ai fait l’expérience de l’altérité. J’ai partagé la nourriture, les jouets, le temps, l’attention des parents. Le monde n’était plus clos, replié sur moi-même. Je n’aimais pas ça, cette intrusion de l’autre et ce qu’elle déclenchait. Puis j’ai découvert qu’on était augmenté, une famille.

A l’âge de l’école et des apprentissages, j’ai observé les autres. J’ai observé leur attitude, leurs réactions aux événements. J’ai calqué mes affects sur les modèles rencontrés. Sous un masque, je me suis adaptée à l’inadapté. Ne pas se faire démasquer. Ne pas montrer qu’on comprend trop vite, qu’on comprend mal ou de travers. Ajuster son comportement à ceux observés.

J’ai eu peur d’employer le je du sujet, de regarder ce petit moi qui trotte à ses côtés. Quand je disais je, j’avais envie de me retourner, de débusquer ce qui avait parlé, inquiétante étrangeté. J’ai appris à habiter le je. J’ai appris à habiter mon nom. J’ai appris à les unifier. J’ai appris à habiter mon corps, une forme une et cohérente, parlante.

A propos de Stéphanie Buttay

L'écriture accompagne depuis toujours ma pratique du dessin et de la couture. Voire, elle les précède : création de livres d'artistes notamment avec l'ami poète Werner Lambersy. Représentée au Musée de la création Franche à Bègles et au Prieuré Saint Cosme pour le Livre pauvre, j'ai publié aux éditions du Carnet du dessert de lune et dans la revue Cabaret.

8 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | Je suis une forme parlante”

  1. Merci d’ouvrir ce chemin et l’écriture calme limpide qui le porte -( J’ai nommé je me suis connue j’ai fait l’expérience de l’altérité j’ai observé je me suis adaptée ne pas montrer quand je disais je j’avais envie de me retourner j’ai appris à habiter mon nom – )

  2. L’idée avant la forme… (je rattache cela immédiatement à l’écriture, ça devient de la déformation ! Comme il me semble que c’est concomitant et parfois même que la forme précède l’écriture… bref) J’aime tout particulièrement le dernier paragraphe, « l’inquiétante étrangeté » de ce « je » qui surgit. N’en ai aucun souvenir de mon côté…

  3. Merci pour l’expérience du miroir, pour le masque et pour l’inquiétante étrangeté, avec dans le dernier paragraphe ces phrases : J’ai appris à habiter le je. J’ai appris à habiter mon nom. J’ai appris à les unifier.
    C’est très beau.

  4. Merci Stéphanie pour ce texte, rythmé par le « je » qui naît, grandit, vit et apprend toujours et encore.
    « J’ai appris à habiter le je. J’ai appris à habiter mon nom. J’ai appris à les unifier. J’ai appris à habiter mon corps, une forme une et cohérente, parlante. »
    Et s’adapte à son monde. 🙂

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