#anthologie #prologue | ce que je suis, ce que je ne suis pas

Je suis venu au monde. Je suis né dans un monde mais je suis resté invisible dans un autre. Je suis né quelque part, je ne suis pas né ailleurs.

J’ai exploré le monde. Je n’ai eu de cesse d’explorer le monde où j’existais pour l’agrandir, j’ai toujours voulu agrandir mon monde. Je ne suis pas certain que le monde où je n’existe pas ait rétréci. Ce monde-là a peut-être grandi lui aussi.

J’ai connu beaucoup de gens. Ma mère, ma famille qui vivait avec moi, celle qui vivait dans un ailleurs que je connaissais, celle qui habitait dans l’inconnu, celle qui ne vivait plus, mes voisins, mes amis, les gens avec qui je partageais quelque chose, la même école, la même colonie de vacances, le même club de judo, le même hall d’immeuble le soir, la même université, le même employeur, le même cimetière. Je n’ai pas connu autant de gens que j’aurais dû à cause de détails qui paraissent insignifiants aujourd’hui. Il y a aussi tous ces gens que je n’ai pas connus parce que je n’ai pas trouvé de raison pour les rencontrer.

J’ai beaucoup aimé. J’ai beaucoup pleuré, j’ai beaucoup détesté, j’ai beaucoup caressé, j’ai beaucoup souffert, j’ai beaucoup dormi, j’ai beaucoup pensé, j’ai beaucoup vécu. J’aurais pu vivre encore plus bien sûr. J’aurais pu aimer encore plus, pleurer, détester, caresser, souffrir, dormir, penser. Mais de toute évidence, à de nombreuses occasions, je n’ai ni aimé, ni pleuré, ni détesté, ni caressé, ni souffert, ni dormi, ni pensé. Parfois, même, je suis certain de ne pas avoir vécu. 

J’ai construit un « nous » bien à moi. J’ai construit un « moi », tout d’abord. J’ai senti, j’ai goûté, j’ai touché, j’ai vu, j’ai entendu. Puis j’ai appris, j’ai dit, j’ai réfléchi. Ensuite, je me suis détaché de moi. J’ai vu avec les yeux des gens qui m’entourent. J’ai aussi senti, goûté, touché, entendu. J’ai transformé le « moi » en « nous ». Parfois, j’ai tenté de le changer en « ils » ou « elles » mais c’est difficile de construire une entité à laquelle on n’appartient pas. J’aurais dû construire un « nous » en écoutant les autres et non pas m’écouter moi. Mais je n’aurais pas été moi, sans aucun doute. J’aurais été quelqu’un que je ne suis pas. J’aurais été un « il » ou un « elle ».

Je suis devenu moi-même. La personne que j’ai été quand je suis né dans mon monde et celle que je suis aujourd’hui ne sont plus les mêmes, c’est évident. Ce n’est pas qu’une question d’âge, on n’est plus la personne qu’on était à notre naissance quand on atteint la fin de sa vie. C’est aussi une question de tailles des mondes. Quand je suis né, mon monde était tout petit. Aujourd’hui, il est un tout petit peu plus grand. Par contre, ce qui ne fait pas partie du monde où je suis aujourd’hui est beaucoup plus grand qu’au moment de ma naissance. Ça voudrait dire que les mondes dans lesquels j’existe ou je n’existe pas, ces mondes-là sont en pleine expansion. Cela n’a rien d’étonnant, j’ai grandi, les mondes aussi.

Je suis devenu quelqu’un. C’est ce que me disait ma grand-mère, elle disait aussi qu’elle était en train de disparaître. Elle rapetissait de jour en jour, c’est certain, mais je ne croyais pas qu’elle puisse disparaître. Je me trompais, elle a disparu. Je suis devenu quelqu’un et elle, elle est devenue personne. Maintenant, c’est à mon tour de m’effacer lentement.

J’aurais pu devenir quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui aurait vécu dans un autre monde. Quelqu’un qui se serait dit, un jour, qu’il aurait pu devenir la personne que je suis aujourd’hui.

J’aurais pu naître ailleurs, mais ce n’est pas très important.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

11 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | ce que je suis, ce que je ne suis pas”

  1. J’aime beaucoup l’impression qui transpire, c’est comme ça, c’était bien, ça aurait pu être mieux, j’aurais pu être quelqu’un d’autre, comme un détachement léger. Oui c’est bien l’humanité. Merci.

  2. « Je suis devenu quelqu’un. C’est ce que me disait ma grand-mère, elle disait aussi qu’elle était en train de disparaître. Elle rapetissait de jour en jour, c’est certain, mais je ne croyais pas qu’elle puisse disparaître. Je me trompais, elle a disparu. Je suis devenu quelqu’un et elle, elle est devenue personne. Maintenant, c’est à mon tour de m’effacer lentement » ça me touche beaucoup. Et la question des mondes m’intrigue… Merci .

  3. Quelle construction que ce texte ! Démarrer chaque paragraphe avec une affirmation, une quasi certitude, et tout remettre en cause dans ce qui suit… C’est plein de doute, d’humilité, de simplicité… Et j’aime particulièrement cette phrase : « Parfois, même, je suis certain de ne pas avoir vécu. » tant elle résonne…

  4. « J’aurais pu devenir quelqu’un d’autre » peut-être mais vous avez travaillé à ce que vous êtes
    aime la netteté des paragraphes comme une énumération de toutes les facettes à évoquer

  5. J’aime beaucoup ce jeu avec la définition de soi qui se cache derrière tous ces pronoms : « J’ai construit un « moi », tout d’abord. J’ai senti, j’ai goûté, j’ai touché, j’ai vu, j’ai entendu. Puis j’ai appris, j’ai dit, j’ai réfléchi. Ensuite, je me suis détaché de moi ». Magnifique. Merci Jean-Luc.

  6. Le temps qui passe et qui efface…hier je marchais pieds nus sur une plage et je voyais toutes ces traces de pas sur le sable… disparaissant sous les vagues… Merci pour votre magnifique texte.

  7. Texte en flux et reflux… devenir/disparaître ; je/nous ; exister ici/ ne pas exister là. etc…C’est un rythme envoûtant
    « Ce n’est pas qu’une question d’âge, on n’est plus la personne qu’on était à notre naissance quand on atteint la fin de sa vie. » Un peu quand même…:quand on naît on ne sait rien; quand on est vieux, on sait qu’on ne sait rien (ou presque) …

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