#versuneécopoétique | Christine Eschenbrenner

Table des chapitres

1_ Dehors comme dedans

2_ La ramasseuse de Santec

1_ Dehors comme dedans

Il faudrait un repère géographique précis. Qui t’arrache à ce que tu crois savoir.  Mais où ? Comment le trouver, le retrouver ? Commencer par se taire.  Se délester du bavardage ambiant. Chasser l’envahisseur aux multiples visages. Qui bourdonne. Faire de la place : ce qui te vient à l’esprit. Mais c’est encore du bruit. Où aller et surtout par où passer ? Tu prends un livre, l’un de ceux que tu préfères, lecture silencieuse. Mais c’est comme une déception : normalement tous les dépôts silencieux se trouvent dans les livres, on y accède facilement, quand on lit. Mais ce n’est pas là.  Alors où ? Peut-être nulle part, à cause de la rumeur perpétuelle du monde, une blessure invasive qui prend toute la place et brouille l’accès. Au moment où je m’apprête à renoncer, surgit quelque chose : l’image d’un torrent, en contrebas, près d’une route sinueuse. Va donc voir. Quel torrent ? Celui qui file son eau vive dans un fracas de fraîcheur. Ce n’est pas là, mais il faut passer par lui. Revient en plein sommeil l’endroit exact : route Napoléon, lacets et petits tunnels taillés dans la roche, puis l’endroit indiqué : tu te gares là, comme tu peux, le long de la Bléone. On fait comment déjà ? Il faut passer de l’autre côté, sachant qu’on ne pourra pas redescendre tout de suite : une fois l’ascension engagée, il y aura au moins deux heures de marche jusqu’à la maison en ruines où il sera possible de dormir avec les lérots puis environ une demi-heure pour trouver l’ermite, radieuse autant que rieuse qui a repris pour y vivre une ancienne crevasse près des murs d’une chapelle retapée dont le toit est le ciel, tant qu’à faire.  On y retourne : remettre les pas intérieurs dans les pas d’alors, et on grimpe. C’est la Haute-Provence, comment ne pas monter ? On se concentre sur le souvenir de l’ascension : gouttes de sueur dans le cou, cailloux qui roulent sous les pieds, la montagne est caisse de résonance. Effort de l’escalade : les mots tarissent. Un pas, l’autre, et le souffle court. Le paysage prend toute la place au dedans, on monte encore et la halte : juste après le crissement des aiguilles de pins sous les pieds, une trouée et le chemin violemment éclairé, au bord du ravin. Marche à l’arrêt, plus un bruit. Vertige. Se ressaisir. Ce qui a lieu : pas l’ombre d’un son. Rien que les courbes du lointain, l’expansion d’un temps suspendu comme signe avant-coureur de l’ermitage. Les odeurs mêlées de la pierre chaude et de la sarriette. Les bruits sont tombés le long de la paroi comme un vêtement dont on se déleste.  On baigne dans l’autre monde, un silence innervé que ne brise pas la reprise des pas, incrustés en lui. Ce rêve revient souvent et je rêve de repartir là où m’attend celui qui fait corps avec le paysage-silence.

2_ La ramasseuse de Santec

D’abord le grand arc-de-cercle du Pouldu, ponctué à son extrémité par un blockhaus fissuré, ruine encore armée. Le sable blanc de la plage a disparu, recouvert par l’immense masse brune, luisante, du goémon, arraché au fond par la mer furieuse puis rejeté hors d’elle. On ne sait pas si la prochaine marée reprendra ce butin déchiqueté. On descend sur le tapis gluant, pieds nus et blancs parmi laminaires, microalgues, une espèce de placenta salé encore rougeoyant par endroits. Sur la surface glissante s’avance une femme qui se penche souvent, fouille le dépôt et en retire de petits éléments qu’elle glisse dans un sac. Déchets ? On se rapproche pour lui demander quels sont les objets de tant d’attention et s’il s’agit de nettoyage, nous l’aiderons. Sous sa casquette d’aventurière, elle sourit, dit ce qu’elle cherche, ce qu’elle trouve — déchets qui bientôt n’en seront plus. Contenus de containers fracassés sur les rochers, restes de filets, pièces de couleur, ferraille rouillée, morceaux étoilés, petits sujets parfois venus des Etats-Unis, cordelettes tressées et regardez bien, dit-elle en ramassant de minuscules billes de plastique transparent : c’est le pire, des larmes de sirènes. On se penche à notre tour et là où, avant on ne voyait rien, on distingue sous les algues des larmes par centaines. Elles aussi échappées des containers. Un nom bien trompeur pour une réalité tragique : en mer, poissons, poulpes, crustacés avalent les larmes de sirènes, les confondant avec de petits œufs transparents. Les larmes dures étouffent et empoisonnent le peuple qui vit dans le ventre de la mer. La ramasseuse dit qu’elle prélève ce qu’elle peut, ce qu’elle voit. Elle dit qu’elle donne ensuite à sa sœur les trésors des dérives. Cette sœur est une artiste qui colle sur des boules de verre — les globes qui éclairent les rues— les trouvailles récoltées après les marées par sa ramasseuse de sœur. Elle crée ainsi des mappemondes lumineuses qu’elle montre à ses proches, prête ou donne aux amis ou aux curieux. On imagine les globes posés près du blockhaus ou même sur le grand lit de goëmon.  Pourquoi pas, dit-elle. Pour l’instant, je ramasse. On l’aide. J’ai encore des larmes de sirènes dans les poches d’une vieille veste.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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