#versuneécopoétique #02-01 | vers un…


#02 | à compléter

Boite de serviettes périodique
On ne dit pas le sang qui fait tourner le vin du chai – sinon à mots détournés –, ce qui entoure le corps des femmes est tabou. Il y a « rouge », « anglais débarqués », «truc» (même « machin ») : surtout truc. Tu as tes trucs ? La mère note dans le calendrier (menstruel): une petite fleur rouge au crayon avec l’initiale; B. le 13…, M. le 24… La boîte recouverte de papier doré froissé trône sous le sapin. Des serviettes découpées, petite bandes ouatées enroulées et ficelées de laines font corps des figurines : les têtes sont en boutons. Dans la travailleuse couture se trouve la boite à boutons, dans la boite à boutons celle des petit accessoires remisés, on y trouve des boutons bizarres avec un trou sur deux, de la menue monnaie, des bouchons, même des dents. Les bêtes aux pattes d’allumettes sont faites avec un bouchon. Elle pose sa crèche « hygiénique » sous le sapin, on lit encore la marque à l’arrière de la boîte.

Déchetterie 
Depuis un an je fréquente la déchèterie (et les enterrements). À la déchèterie il existe un endroit réservé aux objets à usage prorogé. « Seconde vie » ou « Deuxième chance » c’est la dénomination : des « articles domestique », valises, vaisselle… jouets, livres et des meubles de petites tailles, en assez bon état pour être « redonnés » – c’est fou le nombre de porte-journaux qu’on trouve. La déchèterie la plus proche de chez moi prend mais ne redonne pas ; celle de l’île fait libre service. Sur l’île je l’aide à se débarrasser du trop plein de sa cuisine ; on se déleste de vaisselle en bon état dans le coin des « Seconde chance ». Elle revient pourtant avec une toute petite tasse de couleur verte à l’anse ébréchée qu’elle tient entre ses paumes comme un oiseau blessé. Elle aime les choses trouvées parce que perdues. Ce qui ne s’achète pas; ou avec une pièce symbolique, tient pour elle du petit miracle. Ramasser les choses laissées sur la route lui donne le sentiment d’une espèce de sauvetage : tous ces objets sans valeur qui ont une histoire… elle imagine. Dans la petite tasse verte elle verse de la chicorée, son doigt effleure l’anse ébréchée d’un passé qui ne lui appartient pas.

Brisure
le KINTSUGI ( jointure en or ) est une méthode japonaise de réparation des poteries et porcelaines brisées au moyen de laque saupoudrée d’or https://fr.wikipedia.org/wiki/Kintsugi
le KINTSUGI s’inscrit dans la pensée japonaise du WABI-SABI qui invite à reconnaitre la beauté dans les choses qui réside dans les choses simples imparfaites et atypiques

Le portrait
Je redescends de la forêt par les sentes; dans une rue peu passante il y a un carton plein de petits tableaux colorés, format figure, le plus haut n’excédant pas une cinquantaine de centimètres ( Figure, c’est une mesure de châssis, un rectangle classiquement attribué au portrait). Quelqu’un s’éloigne avec un tableau; je fouille à mon tour dans le carton et m’arrête sur un portrait au fond barbouillé d’un vert soutenu. Cadrée aux épaules, elle porte un haut fuchsia qui les dénude ; sa peau est mate, ses cheveux noirs; ses yeux lui mangent le visage : la sclère est d’un blanc net ( le fond blanc de la toile gardé en réserve) et l’iris noire ; je pense à la charmeuse de serpent du douanier Rousseau. Je pars avec le tableau et décide de marquer des poses pour le photographier : inscrire son errance dans la ville ?Angle de rue, bord de fenêtre, à un clou qui dépasse d’un mur de brique, devant une école…une dizaine de stations, que j’appellerai «ballade pour un tableau trouvé ». Qui l’avait peint? Pourquoi l’avait-on jeté? Rentrée chez moi, sans savoir ce que j’en ferai je le pose au pied du groseillier. Il y a dans la facture du tableau une douceur naïve que le regard dénonce. Les yeux disent autre chose. Plus je regarde le tableau plus il m’entraîne vers les songes noirs de l’enfance, le regard est trop fort; il aspire; résurgence de pensée magique? Le lendemain je repars marcher avec le portrait, je le photographie sous les arbres, sous la statue dorée, sur un banc, une fois tête en bas à côté d’un plot. Dans la rue où je l’avais trouvé, le carton est à sa place, il est vide à présent. J’y dépose le portrait; je le photographie. Une semaine plus tard le carton a disparu je me retourne, le portrait est posé sur le trottoir d’en face, la pluie a délavé les couleurs et le regard a fondu… (la dernière photo n’existe pas.)

Sans valeur (tri affectif)
De ce qu’on garde et de ce qu’on jette après la mort au partage du contenu d’une maison familiale. Valeur relative des objets. L’inquantifiable qui fait se déchirer pour une boîte d’allumettes. (c’est important une allumette avec une allumette on peut faire revivre une morte)

Photos
Sur les quais elle achète pour rien des visages d’anonymes; c’est sa famille recomposée en visages sans mémoire.

Mains
P. abandonnée à la naissance me raconte qu’enfant elle prenait la main d’inconnu(e)s dans les magasins   

Chambre d’hôtel
Été 77 je travaille comme femme de ménage dans un hôtel. Chaque chambre est le dispositif involontaire d’une absence. En 77 Sophie Calle n’a pas encore réalisé sa série sur les chambres d’hôtel ( L’hôtel est composé d’images et de textes réalisés par l’artiste au cours d’un remplacement de trois semaines comme femme de chambre à Venise, où elle étudie les vies ressenties de parfaits étrangers, via leurs effets personnels et leurs installations dans leur habitation temporaire.) Chaque chambre est une potentialité d’histoire: un couteau ouvert sur le rebord du lavabo, des restes de repas ; une robe pendue, noire, les chaussures noires alignées dessous; la valise vide et le placard l’est aussi. Façons de défaire un lit, oreiller froissé, poils, cheveux; ordre ou désordre : il y a ceux qui effacent leurs traces ( l’idée de photographier mon lit de tous les jours, la série lit/litanie, m’est venu bien après)

Cartons de déménagement
J’ai déjà raconté l’histoire mais ça me plaît de penser que les cartons de déménagement entreposés à la cave auront servi à reconstituer la bibliothèque de Faust. Cartons mis à plat découpés, contrecollés et recouverts de tarlatane. De grands volumes sans pages.

Hangar à poules
A dix kilomètres en rase campagne on a trouvé un hangar à poules reconditionné pour stocker les décors. Un long bâtiment peint en blanc. Il faut soulever la porte en la poussant. Ce qu’on voit en entrant – il y a sur la gauche un mur d’étagères–, c’est une tête humaine; une machine à écrire sous verre; un saumon d’un mètre de long…, arrangement involontaire : longtemps que les choses ne sont plus ordonnées par spectacle. Dépôt de mémoire. Des plumes restées collées aux poutres métalliques tournent au vent des courants d’air. Proposition surréaliste à une ultime représentation? Des sacs translucides gardent au sec la neige artificielle.

Picasso
« … Car Picasso gardait tout : de la poussière à la note de tailleur, de la boîte d’allumettes aux pièces de monnaies, des pelotes de fil aux capsules de bouteilles, en passant par les rognures d’ongle, les lambeaux de peau et les cheveux coupés …… Au rang des choses animées d’une possible puissance : le sang, la poussière, les cheveux, les vêtements, les ongles et les lambeaux de peau, les vêtements et… les fluides corporels «  https://www.fabula.org/acta/document16110.php

L’appendice
J’ai dix ans je me réveille de l’opération, sur ma droite dans un tube à essai il y a une espèce de limace rouge/violet, tout en me regardant elle semble morte : tu veux la garder me demande la femme en blanc?
Lui gardait ses excréments dans des bocaux à confiture, d’ailleurs il croyait à la substantiation ; après les chocs électriques il n’a plus peint que des crucifixions .

Cave
Il prête la main, c’est un travail d’appoint : petits travaux; vide cave et grenier. Il vous débarrasse. Il a pris l’habitude de garder des choses suivant leur couleur. Dix neuf centimètres (hauteur, largeur et profondeur), c’est le gabarit maximal non négociable qu’il s’est fixé. Il ordonne ses « rebuts »par couleurs. Il a construit des étagères. Sa « ligne Rouge » est impressionnante, bouchons de bidons et de pêche, jouxtent entonnoirs et enrouleurs de scotch; il y a des accessoires de dinette, des play-mobil … un petit sécateur en partie mangé par la rouille : c’est joli la rouille, il va créer une ligne de métaux corrodés. Sur l’étagère la plus haute, ses bocaux de cendre : une ligne grise répétitive qui fait comme un bruit blanc. Chaque mois il élimine pas moins de cinq objets, c’est la règle incompressible qu’il s’est fixée.

Tony Cragg (voir palette de couleur en morceaux de plastique)
Tony Cragg https://fr.wikipedia.org/wiki/Tony_Cragg
« Tony Cragg est avant tout un sculpteur. Ses oeuvres s’inscrivent dans le mouvement de la «Nouvelle Sculpture Anglaise», qui se développe pendant les années 1980. Des artistes tels que David Mach, Bill Woodrow, Jean Luc Vilmouth participent à ce mouvement. Ce mouvement est caractérisé par l’utilisation, dans leurs oeuvres, d’objets « de la vie quotidienne», d’objets ramassés et détournés de leur fonction première. Ces objets sont le matériaux de base de leur travail.« 
« L’acte premier de Tony Cragg consiste à récupérer divers objets et détritus qui serviront comme autant d’éléments de recyclage à l’élaboration de ses oeuvres . Ses collectes le conduisent à imaginer puis à installer diverses compositions figuratives colorées. Qu’elles soient murales ou posées au sol, ses oeuvres cherchent à questionner le spectateur sur son rapport aux objets.« 

Bruitage
Je l’ai vue arriver caddie plein. Nous avions rendez-vous devant la grille à minuit, on nous prêtait une salle. Je l’ai suivie dans les couloirs. Le monte charge nous a déposé au sous-sol. Nous avons rejoint la salle 5. Elle déchargé le caddie sous l’écran là où il y a des micros sur pied; tout le bazar : balai, étole de fourrure, chutes de tissus, bidons à moitié pleins, boîte de graines, de boulons… vestes à fermeture éclair… papier de verre, chaussures ferrées… : « C’est un mini-déménagement à chaque fois ». Elle utilise une trentaine de valises différentes, chacune renfermant un type d’objet particulier. « Il y a celle que j’utilise tout le temps avec des jouets, un peu de métal, des choses qui grincent, des gants en tissu… J’ai également des valises d’instruments de musique, de jouets, d’ustensiles de cuisine, de livres, de matériel informatique… ». Elle amasse beaucoup. Des objets – elle sort un moulin à café– et des déchets, chutes de bois ou de métal… C’est la potentialité sonore d’un objet qui la retient. Quand elle regarde les choses elle les entend.

#01 | notes (silence)

De la chambre d’enfant. Du sommeil obligatoire. Silence peuplé : voix, toux, rire, râle ; la vitre tremble: le métro arien, une auto se gare. Rue. Rixe… choses dedans-dehors. On ne sait pas si ce sont les lattes du parquet ou le ciel électrique d’avant minuit qui grincent. Un zeste de lumière contre le noir (douleur); mais le mur bruisse. Si c’est un ange en appui sur ses pattes d’oiseau, il n’a pas l’air commode ; le doigt barre ses lèvres : Silence! intime l’ange de l’obscurité. L’enfant se fige ; ses oreilles et ses yeux balayent le silence.
Écouter. Scruter. Se tenir sur la crête de chaque son. S’éveiller en sursaut dans un silence de neige.
Je gravissais la rue de l’Ermitage ; le trottoir avait gelé, je marchais au milieu de la rue dans les traces en zigzag. C’était le début de l’après-midi. Je remontais vers la forêt. Un corbeau, le bruit de son aile était comme amplifié, s’est posé sur le bord d’une palissade, puis je n’ai plus entendu plus que le grincement de mes bottes.
Faire, ou se faire, silence, pour percer le silence; ne plus entendre qu’un souffle de soi. Vouloir ne plus vouloir. Se fuir.
J’entrais dans la forêt noire et blanche. Les branches ployaient; la neige se détachait par masses, sans un bruit, ou presque – un craquement étouffé–, comme des pierres de coton, blanc sur blanc, elles tombaient en silence.
Silence d’entendre battre ton cœur. Silence de lame ou de seconde battante. Silence de mouche. Silence de mère qui dort ou de mère qui veille. Silence de plume et de plomb. Silence de mort.
Personne ; nulle trace. J’avançais. J’ai crié pour voir, j’ai crié pour entendre. ( qui si je criais m’entendrait dans les ordres des anges ) . J’ai forcé le silence pour entendre le silence. J’ai pensé à une image, la même, avec ou sans le son. J’ai pensé à la disjonction de l’image et du son. J’ai pensé à la puissance du silence dans l’image.
Dans le rêve ton cri mutique. Silence d’entre deux mots, insoutenable silence. Trou noir de scène. Blanc: J’ai un blanc… De quel silence te souvient-il?
Ils et elles se sont envolés ; elle ou lui a bondi, le bruit des ailes surpassait celui des pattes. J’ai pensé il va venir, il sera armé. Il y aura une trace rouge sur la neige. J’avançais; dans la neige je m’enfonçais.
« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraient » racontait le vieil homme, et l’enfant qui ne voulait pas entrer dans le caveau de la nuit, demandait si l’ange viendrait. Et le vieil homme racontait encore…
Je marchais. Le blanc portait mes pas ou bien c’est le silence qui me liait à la terre, aux branches, au ciel. Je me souviens m’être couchée sur la neige. Je me souviens m’être endormie. Après je ne me souviens pas.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

18 commentaires à propos de “#versuneécopoétique #02-01 | vers un…”

  1. « J’ai forcé le silence pour entendre le silence. J’ai pensé à une image, la même, avec ou sans le son. J’ai pensé à la disjonction de l’image et du son. J’ai pensé à la puissance du silence dans l’image. »
    et puis ce blanc ou ce silence qui accompagne la marche

    bravo

  2. on entre tout de suite dedans et ça se développe, ça nous entraîne plus loin qu’on le pensait au début
    et on entend le cri étouffé, le cri du « j’ai crié pour voir » comme le cri qui ne sort pas du rêve…

  3. Une enfant ou une enfance qui va à la rencontre d’un silence de neige… On ne sait si elle le vit ou si elle le rêve, on peut imaginer les deux.La translation de la chambre noire à la forêt blanche par l’intermédiaire d’une silhouette d’ange n’est pas sans créer un véritable frisson, sinon une fiction de soi dans un abandon possible et d’un sauvetage par un vieux conteur. C’est le dénouement heureux que de pouvoir raconter un silence qui fait peur sans que ce soit tout à fait la réalité. Les enfants ne dorment que lorsqu’ils sont rassurés, encore plus les jours de neige…

  4. J’ai crié pour voir, j’ai crié pour entendre, toute cette phase de disjonction qui donne à voir et à entendre autrement. Et puis cette omniprésence du blanc, jusque dans le son, « j’ai un blanc »…pas un fondu au noir, Nathalie, mais un fondu au blanc.

  5. « J’ai forcé le silence pour entendre le silence. J’ai pensé à une image, la même, avec ou sans le son. J’ai pensé à la disjonction de l’image et du son. J’ai pensé à la puissance du silence dans l’image. »
    Merci Nathalie pour ce beau texte qui bruisse de pistes. Une soudaine envie de replonger dans le glossaire de Michel Chion sur l’audio-vision : http://www.lampe-tempete.fr/ChionGlossaire.html

  6. «L ’inquantifiable qui fait se déchirer pour une boîte d’allumettes. » Merci Nathalie pour votre liste à compléter et cette belle manière de nous rappeler qu’il n’y a pas de cases « seconde vie » dans les cimetières. Merci.

  7. Bravo pour le recyclage des serviettes hygiéniques mais aussi la petite tasse à l’anse ébréchée et tous les sons qui surgissent de la valise à bruitage. Histoires de deuxième chance à laquelle les humains n’ont pas accès.

  8. « Elle aime les choses trouvées parce que perdues. Ce qui ne s’achète pas; ou avec une pièce symbolique, tient pour elle du petit miracle. Ramasser les choses laissées sur la route lui donne le sentiment d’une espèce de sauvetage : tous ces objets sans valeur qui ont une histoire… elle imagine. » C’est la méthode que je retiendrai de toutes ces « pistes » d’écriture malicieusement ébauchées… Evidemment, ça parle…

  9. « Boite de serviettes périodique
    On ne dit pas le sang qui fait tourner le vin du chai – sinon à mots détournés –, ce qui entoure le corps des femmes est tabou. Il y a « rouge », « anglais débarqués », «truc» (même « machin ») : surtout truc. Tu as tes trucs ? La mère note dans le calendrier (menstruel): une petite fleur rouge au crayon avec l’initiale; B. le 13…, M. le 24… La boîte recouverte  »
    Savoureuse réalité vraiment, merci

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