#nouvelles boucle 2 #04 | Un destin dans les Causses de Gramat

André Roumieux ( 1932-2020) photo privée

Le monde est petit. Pierre Michon parle du gouffre de Padirac, et j’ai dans l’oreille la voix de mon grand ami disparu André Roumieux, écrivain lui aussi, autodidacte et militant de l’humanisation des soins, ancien infirmier psychiatrique qui a écrit en 2002 dans un livre collectif, sur cette grotte connue dans sa jeunesse. Il a raconté sa vie, celle de sa famille et de son village: Mayrinhac Lentour, où il est revenu avec sa femme à l’âge de la retraite. Il est l’un des fondateurs de la S.E.R.H.E.P à l’hôpital de Ville -Evrard où a été retrouvé, à la lampe de poche dans les sous-sols, le dossier médical de Camille Claudel. Sans cette découverte, on n’aurait jamais connu les conditions précises de son internement arbitraire et la suite de son destin de femme artiste bafouée. André Roumieux, reçu dans l’émission Apostrophes aux grandes heures de l’antipsychiatrie,archiviste hors-pair a laissé derrière lui quelques livres. A sa mort , l’un de ses fils m’a restitué la correspondance que j’avais échangée avec lui à partir des années 1992 et jusqu’à sa disparition. Cela constitue un trésor de mémoire que j’aimerais redécouvrir. Il y a largement de quoi rédiger un livre sur le parcours d’André Roumieux qui a été le premier infirmier à écrire sur sa profession pour le grand public.

André Roumieux par lui-même

J’ai quitté mon village du Lot à 19 ans pour venir travailler en psychiatrie à Ville Evrard. Je fais partie de la génération de soignants qui auront connu de très dures conditions d’hospitalisation et de grands changements qui nous auront conduit à ce qui est la sectorisation (la prise en charge des patients hors de l’institution).

Quatre évènements ont marqué ma vie d’infirmier psychiatrique :
-La réalisation d’une exposition en 1962, ici même à Ville Evrard, qui préludait la création d’un Centre Culturel, fut parrainée par Jean Renoir, Jean Cocteau et Pierre Gascar, avec la participation de Joseph Kessel, Armand Lanoux, Georges Duhamel, André Stil, Henri Troyat, Alain Decaux, de directeurs de théâtre, d’acteurs et de personnalités du monde médical. Cette exposition retraçait entre autres, dans ses grandes lignes, l’histoire de l’infirmier psychiatrique. Ce qui me conduira, des années plus tard, à écrire sur mon travail et ce qui fit naître en moi le vague projet d’un lieu
de Mémoire à l’institution. Ce sera la Société d’Etudes et de Recherches Historique En Psychiatrie fondée en 1986.
-La réalisation d’une autre exposition à la Bibliothèque municipale de Neuilly-Plaisance, en 1979 sur l’Affaire Dreyfus, me permettra de publier deux ouvrages : « Auguste Scheureur-Kestner, Mémoires d’un sénateur dreyfusard » en 1988 et co-auteur de « L’Affaire Freyfus de A à Z » chez Flammarion en 1994.
– Ma rencontre avec le fondateur du Mouvement Emmaüs, l’abbé Pierre. Je fais partie du conseil d’administration de la communauté Emmaüs de Neuilly-sur-Marne.
– La publication de sa biographie aura été pour moi un grand moment de joie et de profonde reconnaissance envers celui qui s’est battu toute sa vie pour que toute personne obtienne ce à quoi elle a droit : un toit, de quoi manger et de quoi vivre décemment.

« Je travaille à l’asile d’aliénés » est paru en 1974.
J’ai toujours vu écrire médecins, malades ; seul l’infirmier n’écrivait pas et cependant, il occupait une place privilégiée : huit heures par jour sur le terrain, au milieu des malades.
J’avais lu « Moi, une infirmière » de Ségolène Lefebure qui m’avait enthousiasmé et je me répétais le slogan qui avait cours : Il n’y a pas de psychiatrie possible sans liberté totale d’expression. Alors, après avoir beaucoup hésité, aidé par Pierre Gascar, conseillé par Pierre Nora, je suis allé frapper à la porte des Editions Champ Libre.
Ce livre a été le sujet de nombreuses réunions dans les centres psychiatriques et dans les centres culturels, dans les théâtres municipaux, avec des infirmiers, des médecins, des assistantes sociales, des psychologues de Ville Evrard et il a participé à ce qui sera appelé : la prise de parole des infirmiers psychiatriques.
J’ai raconté toute cette période dans un deuxième livre : « La tisane et la camisole. Trente ans de psychiatrie publique » en 1981 chez J.C Lattès.
« Je travaille à l’asile d’aliénés » contient le témoignage de plusieurs infirmiers qui avaient connu Antonin Artaud lors de son hospitalisation à Ville Evrard de 1939 à 1943. Je publierai en 1996 chez Séguier : « Artaud et l’asile. Au-delà des murs, la mémoire »

Bibliographie d’André ROUMIEUX
Je travaille à l’asile d’aliénés – Paris : Editions Champ Libre, 1974
La tisane et la camisole. Trente ans de psychiatrie publique – Paris : J.C Lattès, 1981
Artaud et l’asile. Au-delà des murs, la mémoire – Paris : Séguier, 1996
L’abbé Pierre et les compagnons d’Emmaüs – Paris : Presses du Châtelet, 2004
En co-auteur
L’Affaire Dreyfus de A à Z – Paris : Flammarion, 1994
Gouffre de Padirac : la magie de la goutte d’eau – Rodez : Fil d’Ariane Editeur, 1999
Editions établies et présentées par André ROUMIEUX
Mémoires d’un sénateur dreyfusard / Auguste Scheureur-Kestner – Strasbourg : B et Reumaux,
1988
L’amitié : lettres à Charles Goldblatt / Max Jacob – Paris : Le Castor Astral, 1994
La ponte de la langouste / Jean Dubuffet – Paris : Le Castor Astral, 1995
Document Archives de Ville-Evrard

Le fils d’un sabotier et marchand de bois devenu fonctionnaire puis écrivain…

André Roumieux dans son petit musée du sabotier- photo privée

Je connaissais déjà une grande partie de son histoire grâce à ses livres mais j’ai pu l’entendre me la raconter à deux reprises dans sa maison familiale de Mayrinhac où j’ai enregistré sa voix et ses confidences. Il avait plaisir à monter à l’étage pour montrer là où il passait du temps à ranger les outils de son père sabotier et marchand de bois, les archives  de sa vie professionnelle, et ses nombreux livres dont beaucoup étaient dédicacés par des personnalités dont il avait croisé la route. Une vie riche d’émotions humaines et de récits qui l’ont maintenu chaleureux et généreux jusqu’au bout. On rencontre peu de gens de cette trempe dans une vie. 

André Roumieux fut un homme enraciné dans son terroir d’origine et il a emporté un peu de cette terre dans la région parisienne, plus précisément sur les bords de Marne où il a bivouaqué pendant toute sa carrière de soignant. Tout ce qu’il y a vu et entendu a été enregistré et consigné dans ses notes personnelles car il a eu le sentiment d’assister à une évolution de l’hôpital rendue nécessaire  après les événements de 68, par la prise de conscience de sa grande misère. Il a servi de porte-parole à ses pairs en les convainquant de sortir de leur silence réglementaire. Cette éclosion de la parole infirmière a suscité celle des malades  et il a assisté à une véritable révolution dans les services où il a travaillé. C’est tout cela que j’ai lu dans ses livres, mais j’ai été sensible aux récits qu’il a fait de son arrachement à sa terre d’enfance et à sa vie familiale. Le père le poussa à accepter l’exode pour acquérir ce qu »il appelait « une bonne situation » en tout cas meilleure que la sienne dans un métier en voie de disparition… C’est une infirmière en vacances qui leur donna l’idée d’une opportunité à saisir dans la région parisienne. Le récit du départ en train et de la séparation sur le quai de gare avec le père qui l’accompagna est l’un des passages les plus émouvants de ses livres. La lettre qu’il lui écrivit, beaucoup plus tard, est une pièce d’anthologie d’amour filial pudique et de sincérité dans la gratitude et l’ambivalence pour cette nouvelle vie au milieu des personnes en proie à la folie. C’est après avoir lu tout cela que j’ai compris que nous avions les mêmes valeurs humaines et les mêmes inquiétudes sur les conditions d’exercice du métier dans un envisonnement extrêmement contraignant et peu soucieux de protéger la santé psychique des personnels.

 

Une présentation d’André ROUMIEUX sur le site SERPSY

André Roumieux a séjourné deux jours à Lausanne. Le premier jour (le 24 mars 1998), à l’invitation du Dr Gasser, il est intervenu à l’Institut Romand d’histoire de la Médecine, pour parler de son dernier livre: « Artaud et !’asile », paru en 1996. Il a documenté la polémique, toujours ouverte, sur l’utilité, à l’époque, des électrochocs, pour sortir Antonin Artaud de sa symptomatologie psychotique, l’éclairant d’une information détaillée sur la personnalité du Dr Ferdière, responsable de cette prescription. Il a introduit le débat sur les conditions de possibilité de la création littéraire chez des patients psychotiques. Cela a permis un échange fructueux avec une assistance avertie. Le second jour (le 25 mars 1998), dans le cadre d’une ouverture des Soins Infirmiers à l’histoire des infirmiers en psychiatrie, déjà entamée sur le site de Cery par deux causeries de Geneviève Heller: « Le passé dans le présent des soins infirmiers » et de Claude Cantini: « souvenirs d’un ancien infirmier à Cery (1954-1989) », nous avons eu le grand plaisir de l’accueillir pour nous parler d’« une vie d’infirmier en psychiatrie », devant un auditoire nourri et attentif. C’est son intervention revue et corrigée par lui-même que nous publions aujourd’hui.                                                                                                                                                                                                                                                                                           
                                                

La voix d’André Roumieux 

« Il faudrait avoir un cri d’espoir »                                                                                                                                                                                                          https://www.youtube.com/watch?v=5ndzQvqsPa0&t=12s

 

 

 

 

 

 

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

4 commentaires à propos de “#nouvelles boucle 2 #04 | Un destin dans les Causses de Gramat”

  1. Merci Marie-Thérèse pour André Roumieux. Échos avec mes souvenirs de l’expérience de psychiatrie ouverte et sans frontière menée un temps à l’Abbaye de l’hôpital Pasteur à Nice. Elle exigeait un soignant pour un soigné et tentait de poursuivre les leçons de Henri Collomb (1913-1979), pionnier de l’ethno-psychiatrie.

    • Ma rencontre avec les livres d’André Roumieux s’est faite dès ma formation et son témoignage pionnier lui aussi a guidé ma réflexion sur ce milieu si difficile et mon engagement , parfois ambivalent à rester aux prises avec ce qu’il appelait  » la pâte humaine ».Dans les années 90 , je l’ai fait inviter aux Ecrits Psy Lyon, organisés par des internes audacieux et lettrés à l’hôpital départemental Le Vinatier. C’était bien avant que soit créée la F.E.R.M.E du Vinatier ( Fondation pour l’Etude et la Recherche sur les Mémoires En psychiatrie ) toujours active et à laquelle j’ai participé au moment du lancement. J’ai connu moi aussi, des médecins ambitieux et désireux de renverser les logiques discriminatives et carcérales des institutions. Plus de 40 ans à tenter d’accompagner toute cette évolution de l’humanisation pour la voir se dégrader avec la montée des peurs et des inégalités sociales. La vie des patient.e.s a bien sûr changé. Mais on est plutôt à l’ère du comportementalisme et des neurosciences… « C’est le cerveau qui se trompe » … Et on prône  » la remédiation cognitive » pour « réhabiliter » les gens dans la société par des pratiques groupales et des prises en charge brèves… La temporalité de la psychose est complètement court-circuitée et les familles sont fortement impactées par le manque de soutien à l’extérieur. Inutile de te dire que ça me fait sourire jaune et je ne suis pas la seule. Oui, les expériences de soins dans des communautés à taille humaine, ni trop protectrices, ni insouciantes de la fragilité humaine , ouvertes sur la cité sont les solutions les mieux adaptées. On sait ce qu’il faut faire, mais on ne veut pas payer… On préfère enfermer, utliser les contentions physiques et sédater… quand ça déborde trop… Tout le travail des années 70 à 90 a été enseveli sous les sirènes de l’imagerie cérébrale et du yakafaucon… Affaire à suivre…En parler avec toi, me plairait…

      • Grand retard à te répondre. Impossible de retrouver le nom des deux jeunes remarquables psychiatres qui après la disparition d’Henri Colomb ont maintenu vaille que vaille le service de psychiatrie ouverte à l’Abbaye au sein de l’hôpital Pasteur à Nice. Durant une petite dizaine d’années, ils ont tenu bon mais après le service a été réformé : trop cher. Le suicide d’un patient a servi de prétexte au retour aux normes camisoles. Tous les matins soignants et soignés participaient ensemble à la réunion du jour et une fois l’an tous et toutes organisaient un festival de rencontres psychiatriques sans frontières. J’ai eu la chance durant quelques années de participer à ces rencontres et de faire quelques reportages sur ces manières autres de traiter la santé mentale. Ces souvenirs ne m’ont jamais quitté.

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