#versuneécopoétique | Aux abords du silence

1_Au abords du silence

2_Il y a eu quelqu’un

1_Aux abords du silence

Devant le paysage.

De 1964 à 1977, 1981 peut-être, deux hommes se rencontrent, tout d’abord à Paris, puis au abords de Genève. Ensemble, ils cheminent régulièrement sur les contreforts du Jura. Le premier, plus jeune, est un écrivain en devenir qui rend visite à un aîné admiré. Le second, déjà éprouvé par le temps, travaille la couleur par mise en abyme depuis de longues années déjà. Souvent il s’interrompt, asséché, alors il déserte le garage qui lui sert d’atelier, s’en va dehors. Depuis le chemin qu’ils ont emprunté ce jour-là, le monde, le paysage s’offrent en partage. Ils marchent côte à côte. De temps à autre, l’un d’eux, ou la pluie, rompt le silence.

« Septembre 1974. La pluie tombe, lourde, régulière, abondante. Mais sur les coup de dix heures, Bram suggère que nous sortions. Nous partons donc pour une promenade qui durera jusqu’à midi. 

-Tout ce bavardage, cette confusion… Il n’est besoin que de très peu de mots, de quelques phrases. (…)

La pluie n’a pas cessé. nous rentrons, changeons de vêtements et de chaussures, et quand je le retrouve, je veux poursuivre l’entretien. Il lève les mains à hauteur du visage :

-Non. Il y a déjà eu trop de mots. Maintenant, il faut se taire. (…) »

Les deux hommes se placent sous le sceau du silence voulu par le peintre, la pluie elle, ne cessera pas. Quand ils se retrouvent deux ans plus tard, le temps est plus clément, et la promenade renouvelée plus favorable à l’échange. Autour d’eux, dans la fièvre du printemps, la nature bruit.

« Mars 1976. Le lendemain nous sommes allés nous promener en forêt, au flanc d’une des montagnes de la chaîne du Jura. Sentier qui grimpe le long d’un torrent très étroit, mais où bouillonne une eau tumultueuse et écumante. Magnifique point de vue sur le Léman, et loin au-delà, sur les Alpes enneigées. Nous quittons les sous-bois et continuons de nous promener sur la route. Nous parlons. Je redécouvre sa solitude, le tragique qui est au coeur de sa vie.

-Tant de menaces pèsent sur ce que l’artiste tente de faire. Tout dans ce monde contribue à écraser cette recherche.

-La peur a été le moteur de tout ce que j’ai fait.

-Il est terriblement difficile de s’approcher de rien.

-Il faut qu’il y ait capture. Sinon la vie n’est pas là. »

Comme ils cheminent dans leur promenade, dans le paysage qui les porte tout ensemble, ils s’éloignent. Dilution dans le temps de la parole et du son de leurs pas.

Lisant les différentes contributions publiées ce matin autour du silence, j’ai eu subitement envie de revenir à ce livre, Rencontres avec Bram Van Velde par Charles Juliet, un livre qui se déploie autour du silence qui les émaille. Au hasard des pages, j’en ai choisi deux extraits, les ai mis en scène pour les donner en partage. J’ajoute qu’en 2006 la ville de Genève a inauguré un chemin au nom du peintre, il se situe derrière la Cité universitaire.

Devant l’orage.

Fin d’après-midi. Ils se trouvent à quelques 1 500, 1 700 mètres peut-être. L’espace est dégagé, un alpage à découvert à flanc de montagne. De là, on distingue la vallée de la Dranse qui dévalle vers l’ouest pour finir par déverser ses eaux dans le lac. Le chalet surplombe la prairie en pente douce. Les voitures sont loin sur le chemin en contrebas. Les autres chalets sont vacants. Les bêtes paissent déjà plus haut, elles n’ont marqué qu’une étape dans le champ. Ils le sentent d’abord dans le corps. La chaleur s’est intensifiée. Les mouvements se font plus coûteux et engendrent des ondes de sueur. Les vêtements collent à la peau, sous la peau, une irritation des nerfs. L’un ou l’autre observe que le ciel s’est obscurci, que le soleil s’est dérobé, en fait part aux autres. Ils tournent le regard vers l’ouest, l’embouchure de la vallée. Ils voient la nuée se constituer, bloc à bloc. Ils la regardent remonter le cours lentement, masse sombre et compacte, chargée, se dirigeant vers eux. Ils se tiennent aux abords du chalet, tendus dans une même attente. Autour d’eux, le temps se resserre. Montée des tons gris en gris acier, assombrissement progressif des verts. Les insectes tournent encore, agacés, zinzinulent. Les oiseaux se sont retirés. Les choucas se sont mis à l’abri sous la falaise, leurs cris se sont tus. Un certain silence, une menace en suspens. Le son du torrent attenant leur parvient assourdi. Tout bruit émanant de la nature suspendu, alenti. Puis, c’est le vent. Il gagne d’abord la prairie, plie, ploie, balaye l’herbe haute de juillet. Il gagne la forêt à une centaine de mètres au-dessus d’eux. L’atmosphère se rafraîchit. Il leur semble l’entendre mugir, feuler sous les à-coups des rafales. Ou bien est-ce la peur, l’appréhension de l’orage qui approche, qui génère un trop plein d’imagination. Le ciel définitivement obscurci, ils rejoignent le chalet, le refuge. Déjà ils entendent les premières gouttes, les grosses, claquer en s’écrasant sur le toit de tôle. Le rythme s’accélère, rompant le faux silence avant coureur. L’orage est maintenant au-dessus d’eux. Si la nature est mère, elle a ses furies. En dernier recours, ils se mettront au lit dans la chambre commune, rabattant sac de couchage et couverture par dessus leur tête pour ne plus entendre, en attendant que ça passe, en attendant que ça cesse.

2_Il y a eu quelqu’un

Je déambule entre de hauts rayonnages d’étagères métalliques qui supportent les objets chaque jour amenés là, comme ramenés puis déposés par la marée urbaine. Des laisses de mer. L’espace est aveugle, occupé de travées faiblement éclairées. J’avance. J’avance et peut-être je me fourvoie dans un souvenir fabriqué de toute pièce, un faux souvenir. J’avance dans une allée du Site des objets trouvés de la Préfecture de Paris, rue des Morillons. J’ai été appelée pour un objet retrouvé -lequel ?-, de quelques valeurs puisque je suis venue pour le récupérer. J’avance entourée d’étalement de parapluies, couvre chefs divers, sacs à main. Que deviennent nos objets quand ils se détachent de nous, qu’on les a perdus, oubliés ? S’agit-il d’abandon, de mouvement d’humeur, de distraction ou d’un acte manqué ? Ont-ils encore une vie propre ? Le parapluie noir de tante Hélène ne sera plus le parapluie de tante Hélène, mais devient le parapluie de personne, plongé dans une attente indéfinie. Un parapluie noir sans histoire, sans aura, sans plus de pouvoir d’attraction. Pourtant, il y a eu quelqu’un sous le parapluie à tenir le manche les jours de pluie. J’avance, je poursuis entre reconstitution et fantasme, peu importe. Peu à peu un autre souvenir se substitue à celui-ci et s’impose, se superpose à cette déambulation. Je suis des années auparavant, dans les sous-sols du Musée d’art moderne, dans un environnement similaire de béton, métal et néon, dans un même enfermement. Je visite l’exposition de Christian Boltanski, Dernières années, et débouche sur la salle consacrée à la Réserve du musée des enfants I et II, oeuvre qui date de 1989, qui s’est installée depuis. Là, les étagères aux montants métalliques sont appuyées aux murs. Du sol au plafond, elles dégorgent de vêtements enfantins multicolores de toute taille. Au dessus de chacune, une lampe est accrochée diffusant une lumière plongeante, rasant les vêtement, les saisissant comme autant de pièces à charge. C. Boltanski a toujours soigné ses dispositifs lumineux. Contrairement aux objets de la préfecture, ils n’ont été ni trouvés, ni oubliés, ni perdus, mais donnés puis traités à des fins de conservation. Auparavant, ils ont été portés. Ils ont été au contact de la peau de leur petit propriétaire, avant qu’il ne s’en défasse parce devenu trop étroit, abimés ou passé de mode. L’odeur propre aux tissus usagés imprègne la salle. Objets ou habits, ces reliques de l’ordinaire témoignent d’une même chose : il y a eu quelqu’un. Quelqu’un dont le pull, le parapluie se font les dépositaires solitaires, laissent une trace avant effacement.

Copyright. Christian Boltanski, la Réserve du musée des enfants, MAM Paris.

A propos de Stéphanie Buttay

L'écriture accompagne depuis toujours ma pratique du dessin et de la couture. Voire, elle les précède : création de livres d'artistes notamment avec l'ami poète Werner Lambersy. Représentée au Musée de la création Franche à Bègles et au Prieuré Saint Cosme pour le Livre pauvre, j'ai publié aux éditions du Carnet du dessert de lune et dans la revue Cabaret.

18 commentaires à propos de “#versuneécopoétique | Aux abords du silence”

    • Merci Anne, oui c’est ce passage par le corps qui m’intéressait, la modification de nos perceptions à l’approche de l’orage. On ne vous lit plus. J’espère bientôt. Bonne journée !

  1. Somptueuse montée vers l’orage, le rythme les mots, la justesse des verbes ( un certain silence, un faux silence). Ce livre tant aimé, en filigrane leurs silences ( le regard de Bram, l’ombre de Sam ) . Merci

  2. Quel plaisir de retrouver les silhouettes de Bram Van Velde et de Charles Juliet dans cette évocation du silence brisé par l’orage ! Deux taiseux en attente des mots justes, une amitié insolite qui les a menés à frayer jusqu’aux limites du langage et de la peinture… Il faudrait en dire plus, mais je ne veux pas m’écarter du thème. Les silences mêlés de Bram et de Charles sont exceptionnels d’intensité et de connivence. Ils touchent à la spiritualité des grands solitaires à la recherche de l’absolu, qui se passe de mots. Merci pour ce texte.

  3. « Je déambule entre de hauts rayonnages d’étagères métalliques qui supportent les objets chaque jour amenés là, comme ramenés puis déposés par la marée urbaine. Des laisses de mer. L’espace est aveugle, occupé de travées faiblement éclairées. J’avance. J’avance et peut-être je me fourvoie dans un souvenir fabriqué de toute pièce, un faux souvenir. » splendide ouverture à un parapluie noir. Puis les déambulations superposées. Et les éclairages de Boltanski … Merci Stéphanie

  4. #2 – objets reliques éclairés d’une lumière rasante qui nous racontent la vie d’avant sous la peau des enfants
    quelque chose de presque dérangeant tant l’odeur nous assaille en entrant dans la salle d’exposition…

  5. ah la rie des Morillons et ses parapluies (souvenir et sourire) mais ce qui compte c’est la façon dont cela tout cela ces niveaux se superposent, se croisent, la souplesse qui ne perd pas le fil

Laisser un commentaire