#nouvelles #04 Martha et le patrimoine

A Lergnes, district de Paterson, ce lundi de Pentecôte ressemble à tous les jours fériés dans les territoires. Promeneurs en groupes, familles en vélo, joggeuses en tenue légère. Martha va compléter chez Gamm vert les achats de plants pour garnir ses jardinières ; elle ajoute une bouteille de rosé qu’ils boiront à midi sur la terrasse. Ils ont un invité et puis c’est férié. Le chien de la voisine vient à sa rencontre en aboyant dès qu’il la voit. Immédiatement rappelé par sa maîtresse. Martha se tait, la voisine lui a interdit d’appeler son chien ça l’oblige à sauter par la fenêtre du salon. Comme s’il avait besoin d’être appelé pour faire ce qui lui chante et d’aboyer comme il lui plaît. Mais il obéit et se tait ! Bien d’autres soucis agitent Martha , au premier rang desquels son livre sur l’histoire de Lergnes et les déchiffrements d’archives dont elle ne vient pas à bout. Si elle essaye d’analyser son malaise, elle trouve d’abord le doute sur l’utilité de l’entreprise, la fatigue devant la complexité de l’enchevêtrement du réel dont elle ne parvient pas à formuler une synthèse claire, la distance entre cette entreprise monacale à décrypter le passé et la vie, la vraie vie, celle des gens qui font leur jardin et s’arrêtent pour boire du rosé avec leurs invités en profitant du soleil.

Elle sait que sans cette profondeur, ce recul, cette mise en perspective du présent par le passé, elle vivrait moins bien. Tout aurait moins de sens. Il y a aussi le charme secret de ces choses disparues, de ces mots qui restent les seules traces de vies enfuies et le mystère d’un monde oublié qui par bien des traits encore façonne le présent. Comment faire sentir ce lien étroit entre ce qui fut et ce qui est. Comment voir ce qui est sans apercevoir ce qui fut. Elle aimerait faire de cette mise à jour une force dans les combats actuels. Il y a un désir de puissance derrière son ouvrage obscur. Elle le sait et ne s’en cache pas. Tenir les deux bouts n’est pas simple et souvent elle se sent bien seule sans aucun interlocuteur. Entre les historiographes poussiéreux et limite radotant, les passionnés de l’instant présent et les chercheurs de révolutions futures, où se situe-t-elle ? Que construit-elle ? Les célébrations mémorielles et patrimoniales l’ennuient, c’est autre chose qu’elle cherche que personne ne comprend, pas même elle sans doute. On la sollicite pourtant comme ce brave chargé des affaires culturelles qui vit la culture comme un manteau seyant dont il convient d’enjoliver le présent.

C’est Toufik Barzaqh, le responsable du pôle culturel et festif, qui vient la solliciter pour qu’elle accepte d’assurer bénévolement de guider les visiteurs dans l’exposition qu’il s’est fait prêter pour commémorer le 80e anniversaire du débarquement en Provence. Que la France célèbre l’engagement des troupes de son empire colonial pour ne pas laisser aux Américains la gloire de l’avoir délivrée, ne voit-il pas l’astuce ? Que ses ancêtres marocains aient été ces indigènes qu’on a contraints à sauver le territoire d’une nation dont ils n’étaient même pas citoyens et ne le deviendront pas , cela ne le gêne pas ? Elle n’ira pas. Elle s’insurge contre ce bénévolat sollicité par les autorités à n’importe quelle occasion. C’est terriblement politique la culture et Barzahq ce qui lui importe c’est de ne pas se mettre les élus à dos, c’est de sauver son poste. Le festif, l’évènementiel voilà son domaine, voilà ce qu’on lui demande, voilà ce qui plaît à tous et ne suscite aucune discussion.

Pendant que Martha doute, Toufik profite de ses vacances au Maroc dans le pays de son père. Les Français à Marrakech (ils disent Kech) le reconnaissent à sa vraie valeur. Les touristes n’ont rien à faire de la culture et du patrimoine même s’ils mangent à la terrasse des arts et vantent son musée privé sur Facebook, ce qu’ils cherchent c’est le soleil, la douceur de vivre, la couleur locale et le dépaysement. Qu’en ont-ils à faire de l’histoire, de décisions prises sous la révolution, de qui a été soldat des guerres napoléoniennes ? Martha s’entête. Elle fouille les archives et se désole. Elle n’a trouvé que 18 noms des enrôlés sur les 78 hommes nés entre 1770 et 1795, même pas 20 % de ceux qui participèrent peut-être aux guerres révolutionnaires et aux campagnes de Napoléon. Et encore combien de déserteurs le lendemain de leur incorporation. Personne à Valmy, un seul a fait la campagne de Russie, aucun celle d’Égypte. L’unique exemple un peu parlant, c’est Charles Coindre, un patronyme désormais disparu à Lergnes, mais largement présent dans les registres depuis le 16e siècle.

Charles Coindre (Coinde pour l’état civil de Lergnes) né à Lergnes en 1770, fils de Jean Coindre et Françoise Dalmaïs, vignerons à Bois Dieu. Il s’engage dès le 18 juillet 1792. C’est un grand gaillard qui mesure 1,92, a le visage long et le front large, les yeux gris et le nez ordinaire, la bouche saillante et le menton gros, les sourcils un peu marqués de petite vérole. Il fait la campagne de 1792-1793 dans l’armée du Nord, est fait prisonnier de guerre le 2 mars 1793. Il rentre en France le 16 messidor an 4, fait les campagnes des ans 5, 6 et 7 à l’armée des côtes de l’océan, celle de l’an 8 en Italie. Il est congédié le 1 floréal an 11, mais se réengage en messidor an 12. Embarqué le 5 germinal an 13 sur le Tourville, il est débarqué en vendémiaire an 14 (octobre 1805). En 1807 il est sur l’océan, en 1808 au Portugal. Il passe aux vétérans en Janvier 1809, se réengage le 11 juillet 1815 (après Waterloo et la 2e abdication de Napoléon) et on perd sa trace. Son neveu Charles Coinde né à Lergnes en 1812 porte son prénom, mais le parrain n’est pas mentionné dans l’acte de naissance. Charles 2 Coinde meurt jeune à Lergnes en 1833.

C’est bien peu ! Et même cet Alexandre Cusin né en 1795, médaillé de Ste Hèlène, qui est mort à 80ans dans la maison qu’elle habite, qui d’autre qu’elle s’en soucie ? La médaille de Sainte-Hélène, créée par Napoléon III, récompense les 405 000 soldats encore vivants en 1857, qui ont combattu aux côtés de Napoléon 1er pendant les guerres de 1792-1815. C’est si loin, tout le monde s’en moque.

Martha cherche d’autres approches pour motiver Toufik. Les vieilles pierres sont souvent une meilleure entrée que les archives écrites. Les ruines encore visibles dans le paysage, une occasion de restauration collective, une opportunité de promenade en famille. La commune compte encore de ces traces (quelques murs qui enserraient les grands domaines, des lavoirs, un pavillon de chasse) qui parlent plus que la charmante graphie du texte délimitant les sections de la commune servant d’assiette à la contribution foncière ou le beau français employé pour décider du partage des communaux.
Messieurs l’objet de la convocation tient au bien général de notre paroisse, depuis bien des mois nombre d’habitants paraissent désirer la division des bruyères appartenant à notre commune que plusieurs d’entre eux sollicitent vivement; il est donc de mon devoir de vous communiquer les observations qui ont été faites à cet égard; elles sont simples et justes…
Ou encore le serment du curé de la paroisse qui a si peu plu qu’il a dû laisser sa place :
….Me souvenant aussi que la religion catholique recommande souvent l’obéissance aux puissances, reconnaissant que l’Assemblée nationale a une véritable puissance de faire une nouvelle constitution, comme citoyen je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi… de me conformer à la constitution du clergé décrétée par l’Assemblée nationale acceptée par le roi et de maintenir *de tout mon pouvoir tous les décrets acceptés par le roi.
Martha trouve ça beau et tellement actuel. Elle sait qu’elle est la seule.

Grâce à un vieux paysan qui y jouait enfant, elle a trouvé l’emplacement d’un ancien lavoir caché sous des bambous dont elle avait déniché le devis daté de 1847 aux archives départementales. Tout le monde l’avait oublié dans cette propriété privée où il servait de lieu de pompage pour le haras voisin. L’enthousiasme de la municipalité et de l’association de protection de l’environnement la surprend. Il ne faudra qu’un été pour le remettre en valeur et l’an prochain il sera inscrit aux visites des journées du patrimoine. Toufik Barzahq est déjà à la recherche de bénévoles pour guider la visite. Martha sourit. Elle placera quelques éléments de contexte historique sur le démembrement du fief de l’ancien régime, la construction de la nationale qui a fait abandonner les chemins vicinaux « devenus inutiles ». On lui répond qu’il faudra aussi parler des lavandières. Ce sera l’année du matrimoine. Et l’adjointe à la culture, la patronne de Toufik y tient.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

3 commentaires à propos de “#nouvelles #04 Martha et le patrimoine”

  1. « Grâce à un vieux paysan qui y jouait enfant, elle a trouvé l’emplacement d’un ancien lavoir caché sous des bambous dont elle avait déniché le devis daté de 1847 aux archives départementales. Tout le monde l’avait oublié … »  » Martha sourit. Elle placera quelques éléments de contexte historique sur le démembrement du fief … » « On lui répond qu’il faudra aussi parler des lavandières. Ce sera l’année du matrimoine. Et l’adjointe à la culture, la patronne de Toufik y tient. » Je me régale Danièle…

Laisser un commentaire