###nouvelles, boucle 2 | Catherine K.

Table des chapitres

#01 Le libraire
#02 Constantin Vandervelde
#03 Familles sans histoires(s)
#04 L’Or du Monde

#04 L’Or du Monde

En cette fin d’après-midi d’octobre 1972, Constantin Vandervelde est dans l’arrière-boutique de sa librairie de livres anciens. C’est là que se passe la part la plus importante de son activité, c’est là que bat son cœur, c’est là que bout le chaudron de L’Or du Monde. Plus encore que d’être dans le visible du magasin, plus encore que de venir en aide aux clients, ce qu’il aime par dessus tout c’est de découvrir les nouveaux arrivages de livres, fureter dans les cartons, déplacer, ranger, classer, répertorier et puis aussi prendre un livre au hasard, s’assoir dans le vieux fauteuil bergère revêtu de tissu à carreaux et partir, voyager, digresser, rêver. D’un livre l’autre, d’un rêve l’autre, de souvenir en souvenir. Il s’y sent comme dans une grotte. Il s’y sent chez lui.

Les gens qui le connaissent ne sont pas sans savoir que cette pièce avait jadis abrité les réserves de la mercerie tenue par sa mère. Elle avait fait installer des étagères le long des quatre murs où toute la panoplie de ses fournitures était soigneusement rangée. Elle n’aimait rien moins que de faire attendre la cliente si d’aventure il arrivait qu’un rayon du magasin soit vide, et Madame Vandervelde n’avait rien d’une aventurière, ou de chercher les articles nécessaires au réapprovisionnement de la boutique chaque fin de semaine. Très organisée, elle passait ses commandes aux fournisseurs deux fois par mois si bien que rien ne venait jamais à lui manquer. Lorsqu’après le décès de sa mère, il avait dû faire de la place pour les livres, il n’avait pas eu le cœur de se débarrasser de tout, il avait conservé sur les étagères quelques cartons de fils et de boutons lesquels ont bien vite été étouffés par les monceaux de livres qu’il avait transférés des diverses pièces de la maison où il les rangeait auparavant, mais régulièrement il dégageait les boîtes des piles de livres, les dépoussiérait, regardait et caressait leur contenu avec tendresse.

C’est donc une fin d’après-midi d’octobre, il y a bien longtemps. Il vient de se faire livrer trois nouveaux cartons de livres qu’il a sélectionnés à l’occasion d’un vide-grenier. Il n’y a pas de hasard et ça il le sait depuis longtemps. Dans les toutes premières années de la librairie, il savait qu’il mettait la main sur un ouvrage en particulier pour une raison précise, mais la plupart du temps il ne savait pas la formuler. Quand le livre lui était destiné, il prenait son temps pour le lire, le relire, jusqu’à ce que le message à lui adressé fasse son chemin et apparaisse comme une évidence. Quand il était destiné à une autre personne, connue de lui ou non, il mettait le livre de côté sous le comptoir et lorsque celle-ci se présentait il le lui mettait tout simplement dans les mains, en disant « j’ai ce que vous cherchez ». La personne le regardait, interloquée, disait d’abord qu’elle ne cherchait rien de précis, puis prenait le livre, le feuilletait et répondait : « mais oui ! je cherche ce livre depuis si longtemps, je ne m’en souvenais même plus » ou encore « comment savez-vous que je cherche ce livre ? » Après avoir fouillé les deux premiers cartons, il ouvre le dernier et le livre est là bien en vue tout au dessus : un livre sur le peuple des Sentinelles. Il s’en saisit d’une main tremblante. Il le feuillette rapidement et passe dans le magasin. Il le met sous le comptoir.

Deux jours plus tard, à peine Constantin Vandervelde a-t-il levé le volet à l’ouverture de la librairie qu’un client entre dans le magasin. Ce n’est pas la première fois qu’il vient. C’est un passionné de photo et d’explorations lointaines. Ils ont sympathisé grâce à ses recherches d’ouvrages très ciblés et pour lesquels on lui avait recommandé L’Or du Monde. Il s’était présenté sous le nom de Paul Daran. C’était un nom d’emprunt. Constantin l’avait reconnu mais n’avait rien dit. Seul un regard appuyé entre les deux hommes avait scellé leur entente. « Quel bon vent vous amène, cher Monsieur Daran ?» « Je passais dans le quartier et je me suis dit que j’allais venir vous saluer ». « J’ai quelque chose pour vous » répond Constantin en tendant le livre qu’il avait rangé sous le comptoir. Son interlocuteur est stupéfait. « Comment savez-vous que je m’intéresse à ce peuple ?  Avec quelques amis, nous comptons monter une expédition l’année prochaine dans les îles Andaman et tenter une incursion sur l’île North Sentinel ». Il lui répond par un sourire. A nouveau il a fait mouche et au fond de lui, à chaque fois, il a le sentiment de la mission accomplie.

#03 Familles sans histoire(s)

La famille Vandervelde est une famille histoire(s). Sans histoires parce qu’elle a une vie plutôt linéaire et sans remous particuliers mis à part peut-être le décès à 45 ans de Henriette Vandervelde née Lamar. C’est jeune, certes, mais ça arrive et malheureusement c’est arrivé à Henriette Lamar. La famille Lamar et la famille Vandervelde n’ont eu de contacts l’une avec l’autre que lors du mariage de leurs enfants respectifs et à l’occasion de la naissance de Constantin, le fils unique de ces derniers. La famille Lamar est une famille bourgeoise et n’a jamais compris pourquoi leur fille Henriette a voulu épouser Edouard Vandervelde, employé communal de son état. Fernand Lamar est le propriétaire de la papeterie bruxelloise du même nom très bien cotée et située avenue Louise dans le haut de la ville. La famille Lamar et la famille Vandervelde ont des vies très différentes. La famille Vandervelde, petits employés de bureau de père en fils, habitant dans le bas de la ville, n’a pas vu d’un très bon œil leur fils Edouard épouser Henriette Lamar, mais celui-ci n’a pas voulu écouter leurs avertissements. La famille Lamar a en effet une vie très différente de celle de la famille Vandervelde. Fernand Lamar défraie la chronique des petits potins locaux avec ses frasques auprès de la gent féminine auxquelles il se croit autorisé par sa position sociale. Sa femme, Eléonore Lamar née Delferrière le lui rend bien qui passe ses après-midi dans les salons mondains et pose pour des peintres à ses heures perdues. La famille Delferrière dont est issue Eléonore, est une famille de la petite bourgeoisie catholique des Ardennes et elle n’a eu de cesse de s’affranchir de cette atmosphère qu’elle jugeait étriquée en se mariant avec Fernand Lamar. Chez les Vandervelde, Adolphe est employé communal à Bruxelles, comme le sera son fils Edouard, et la mère, Albertine, est mère au foyer, s’occupant des trois enfants, Augustin, Edouard et Louise. La famille Vandervelde, comme on a pu le voir est une famille sans histoires et la famille Lamar est une famille avec histoires. Les familles Vandervelde et Lamar sont toutes deux des familles sans histoire. Souvent à la première il est demandé si elle a un lien de parenté avec le célèbre homme politique socialiste, co-fondateur et Président de l’Internationale ouvrière socialiste et elle répond invariablement qu’il n’en est rien à moins que l’homme politique ait eu une descendance dont il ne semble pas clair qu’elle ait pu exister. Quant à la famille Lamar, on ne lui répertorie aucun membre qui se serait distingué d’une quelconque manière avant Fernand Lamar.

#02 Constantin Vandervelde

Constantin Raymond Georges Vandevelde, né le 15 juin 1942 à Bruxelles, dans le quartier populaire des Marolles, est le propriétaire de L’or du monde, une petite librairie de livres de seconde main et de livres rares située dans ce même quartier qu’il n’a pas quitté depuis sa naissance, sauf pour faire son service militaire en Allemagne en 1960.

Il est le fils unique d’un employé de l’Administration communale bruxelloise et d’une mercière dont la boutique était installée au rez-de-chaussée de la maison familiale.

Enfance

Depuis son enfance, il vit dans le monde des livres et du rêve. Son père lui apprend à lire et à 5 ans, avant même d’entrer à l’école primaire, il sait déjà lire couramment. Très vite, il se passionne pour les livres anciens. Son père l’emmène tous les dimanches au vieux marché de la place du Jeu de Balle, dans le quartier des Marolles, où il peut s’acheter des livres pour quelques centimes. Sa collection s’étoffe rapidement et lorsqu’il part pour le service militaire, on ne sait plus où les ranger depuis plusieurs années déjà. Il y en a partout, dans sa chambre, dans le salon-salle à manger, les piles de livres envahissent les marches des escaliers jusque dans l’arrière-boutique de la mercerie où sa mère stocke la réserve du magasin.

Carrière professionnelle

A son retour du service militaire, il décroche un emploi de bibliothécaire dans une bibliothèque communale. Inutile de préciser que lorsque celle-ci met des livres au rebut, il les ramène à la maison. Lorsque sa mère décède brusquement en 1964 à l’âge de 45 ans, il obtient de son père l’autorisation de transformer la mercerie en libraire. C’est ainsi que commence l’aventure de L’or du monde, caverne d’Ali Baba livresque qu’il inaugure le 1er juin 1965. Son travail de bibliothécaire ne lui permet d’ouvrir la librairie que les week-ends, ce qui lui laisse peu de temps pour s’adonner à sa passion pour la chasse aux trouvailles. Il passe des annonces dans les journaux et dès qu’il le peut se rend chez des particuliers qui souhaitent se débarrasser de livres anciens dans le cadre de successions ou de déménagements. Ayant accumulé quelques économies, il décide en 1977, en accord avec son père avec qui il vit chichement, de démissionner de la bibliothèque pour se consacrer pleinement à la librairie. Celle-ci commence à être connue, on y vient de partout en Belgique. On dit même que le roi Léopold III en était un client régulier. Au fil des années, L’or du monde est devenu un lieu incontournable pour les amoureux des livres en recherche d’ouvrages spécifiques ou qui souhaitent tout simplement se laisser surprendre. On raconte aussi que Constantin Vandervelde possède un sixième sens, celui de trouver, pour certaines personnes, le livre juste, dont elles ne soupçonnent pas avoir besoin au moment précis de leur visite.

Vie privée Après le décès de sa mère, il a continué de vivre avec son père dans la maison familiale jusqu’au décès de ce dernier en 2004. Solitaire, il dit ne pas avoir besoin d’autres fréquentations que celles liées à la librairie, que ce soient les gens auprès de qui il se fournit en livres ou les clients réguliers. A part quelques amitiés féminines parmi sa clientèle, on ne lui connaît aucune relation amoureuse ou de couple et à ceux qui de temps à autre s’aventurent à lui poser la question, il répond que ses seules amours ont toujours été et seront toujours les livres et qu’il n’a ni le temps ni l’envie de les partager avec qui que ce soit.

#01 Le libraire

Le tintement d’un petit grelot se fait entendre lorsque je pousse la porte de la librairie. Il n’y a pas âme qui vive à part le libraire que j’aperçois au fond du magasin, sur une échelle, ajoutant des livres dans les rayonnages. La frêle silhouette aux vêtements un peu fripés, grisâtres, se confond avec les couleurs ternies, affadies des vieux livres. Un nuage de cheveux gris évanescents enveloppe le bas du crâne dégarni. Un éternuement sonore emplit la boutique. Un instant je crois qu’il va être emporté comme un fétu de paille. Mais non, il est plus solidement arrimé à l’échelle qu’il n’y paraît. Il sort un mouchoir en tissu tout chiffonné de sa poche et c’est à ce moment qu’il m’aperçoit, non sans s’être mouché bruyamment au préalable.

C’est la poussière, voyez-vous, tous ces vieux livres… impossible de les épousseter, il y en a trop, il dit.

Mais c’est ça qu’on aime dans les librairies d’occasion, je réponds, en plus des livres évidemment : la poussière et l’odeur des vieux livres.

Alors ici, vous êtes servie !

Je me suis déjà demandé, je lui dis, si les vêtements des libraires d’occasion sont imprégnés de l’odeur des vieux livres comme ceux des pharmaciens le sont de l’odeur des médicaments.

Il part d’un grand éclat de rire et dit, en me regardant par dessus ses lunettes :

On ne me l’avait pas encore sortie celle-là, ha ! ha ! ha ! J’aurai bien ri grâce à vous aujourd’hui, chère Madame. Allez, faites un tour à votre aise pendant que je range encore ces quelques livres.

Dehors, on entend des bruits de pas pressés sur le sol mouillé. Il a plu sans arrêt depuis tôt ce matin. On ne voit pas passer les gens car les vitrines sont remplies de livres exposés et c’est à peine si la lumière du jour pénètre à l’intérieur du magasin. On entend aussi le bruit caractéristique que font les pneus des voitures sur les rues pavées. Les cloches d’une église proche frappent les cinq coups de dix-sept heures. Les jours raccourcissent, il commence à faire sombre et la météo n’aide pas. En plus de la lumière blafarde des néons, il allume quelques lampes posées ici et là. Cela réchauffe un peu l’atmosphère.

Que puis-je pour vous ?  il demande finalement, en se frottant les mains à une serviette qui se trouvait derrière le comptoir, il me semble vous avoir vue récemment, peut-être même la semaine dernière ? Je lui réponds que oui, en effet, je suis venue la semaine dernière pour la première fois dans sa librairie et que sans que je lui demande quoi que ce soit, il m’a mis dans les mains ce livre sur la mystique de Swedenborg chez Khnopff et que j’aurais voulu savoir ce qui l’avait poussé à me proposer ce livre. Il me répond qu’il n’en a aucune idée, que c’est une simple intuition, ça lui arrive de temps à autre avec des clients et il tombe en général toujours juste. Je lui confirme qu’en effet, avec moi aussi il a mis dans le mille.

Il me fixe de ses yeux clairs qui pétillent. Située au fond d’une petite rue en pente, surplombée par la silhouette massive du Palais de Justice, et en dehors des circuits classiques de promenade, sa librairie se visite rarement sans but précis. J’ai l’impression qu’il sait le projet que je nourris depuis des mois et que je tais à mon entourage même le plus proche. Je ne souffle mot bien sûr de mon projet de livre sur Khnopff. Fascinée par le mystère sous toutes ses formes et encore plus par celui des âmes secrètes, je ne pouvais que croiser un jour le chemin de ce peintre qui sa vie durant et au delà, bien que ne vivant pas en reclus, a fermé la porte sur lui-même. Et c’est tout naturellement que s’est imposée à moi l’idée du livre-portrait en creux. Un projet fou peut-être, et dont je ne sais s’il se concrétisera un jour, que me renvoient comme un miroir les yeux malicieux du libraire.

A propos de Catherine K.

Mon nom complet est Catherine Koeckx (prononcer Kouks). Citadine depuis toujours mais avide de nature et de grands espaces que je partage par la photo ou l’aquarelle (www.catherinekoeckx.be), je suis aussi passionnée par la ville (@bruxelles_autrement). Bruxelles mais pas que... J’ai publié Le Guide lovecraftien de Providence en 2021 (disponible sur Amazon.fr ou sur commande privée). Je viens de lancer mon blog littéraire Itinéraires pluriels (https://itinerairespluriels.wordpress.com).

5 commentaires à propos de “###nouvelles, boucle 2 | Catherine K.”

  1. #1 cet homme malicieux qui éternue en haut de son échelle à cause de la poussière, homme intuitif si j’en crois l’histoire… et c’est tellement drôle aussi
    la #3 dans l’impulsion de Gertrud S, avec cette répétition des noms de famille et cette opposition Lamar / Vandervelde qui nous ramène chacun à quelque chose dans nos vies… et puis beaucoup aimé le ton que tu emploies
    vraiment plaisir à te lire…

  2. Merci Brigitte ! J’ai vraiment aimé me prêter à ce « jeu » et en même temps essayer de ne pas s’emmêler les pinceaux. J’avoue j’ai même fait un mini-arbre généalogique sur un bout de papier… 😉

Laisser un commentaire