#Nouvelles # boucle deux | Brigetoun

01 – une rencontre
02 – une longue vie discrète
03 – ce qui les liait
04 – ses cahiers


#01 | une rencontre

Ô vous la tant admirée, la si étonnante, la petite femme d’importance, la un peu ridicule quand vouliez, la grande dame | je peux bien me permettre de vous parler directement et ainsi maintenant que vous n’êtes plus depuis longtemps que des reliefs en cours de désintégration | je me souviens du choc muet que fut votre rencontre. Je ne vous connaissais jusqu’à ce jour que de nom, ou comme partie des amis des parents vus, indifférenciés, de loin ou à travers une porte ; vous m’aviez vue et remarquée en tant qu’aînée un peu gauche et en bouton de cette jeune femme digne de votre ancien un peu moins jeune ami. J’étais en approchant de votre  cadre un concentré de timidité, de conscience de la morne apparence de mon corps, mêlées d’excitation à l’idée de ce premier achat d’une tenue hors du troupeau, hors du choix chez le grand marchand de tissus vers le haut du Cours Lafayette où nous rencontrions les autres mères suivies d’un ou plusieurs échantillons de leurs descendances à chaque entrée de saison, hors des chemisiers offerts, semblables, par notre grand mère, celle là même qui finançait de quoi me rendre digne d’incarner et représenter la nouvelle génération à je ne sais plus quel mariage. Je me souviens de la jolie fenêtre/vitrine de la petite boutique blanche près du port, qui n’était pas étalage commerçant mais semblait une échappée sur un intérieur très féminin et raffiné avec discrétion. Je me souviens du sourire étonné par lequel nous accueillait la jeune fille, soeur aînée d’une amie, qui tenait ce jour là le rôle d’aide vendeuse et puis de votre voix répondant au salut de ma mère depuis une pièce à l’arrière, de votre petite silhouette s’encadrant sur le seuil, encore plus petite que l’imaginais, mais rendue évidente, proportionnée, nécessaire par l’arche qui l’encadrait, je me souviens de ne vous avoir vue qu’à travers mon trouble, notant seulement que les trois poils blancs évoquées avec gentille ironie par mon père  étaient en fait un casque de cheveux blancs à la fois net et sans façon. Je me souviens surtout du sourire des yeux, de votre regard me détaillant et de façon absurde, surprenante, de ce qu’il avait de réconfortant. Je me souviens de votre voix mesurée, lumineuse, musicale et de ces phrases longues dans votre échange avec ma mère, qui sonnaient presque comme l’aurait fait la lecture d’une langue écrite, avec quelques cabochons qui étaient des mots de langue familière,  quasi argotique, de ces mots que l’on ne devait pas prononcer et qui se coulaient naturellement dans cette harmonie à la limite de la préciosité. Je me souviens que ma mère disait « elle » en parlant de moi et que vous vous tourniez vers moi en voulant m’inclure dans le choix, me disant « vous », puis au bout d’un moment « tu » comme les mères de mes amies. Je me souviens de l’odeur du bouquet de lilas dans un vase sur la table à laquelle je m’appuyais pour en tirer assurance. Je me souviens que c’est ce jour là que vous avez décidé de m’inscrire aux cours de danse d’une de ses amies, une veuve anglaise pleine de chaleur, de verdeur et d’autorité, pour tenter de faire émerger de ma gangue quelque chose qui me rende digne de la grâce de ma mère. Je me souviens surtout que vous êtes devenue pour moi un modèle inaccessible (au point de me faire adopter certain juron dont vous ponctuiez vos phrases, ce qui m’attirait de mon père des « attends d’être la grande dame que tu ne sera pas avant de t’autoriser ce langage ») conquise par ce que je devinais en vous de liberté et d’insolence tranquille sans être alors consciente de l’arme que cela représentait, avec l’appui de votre nom qui disait ancienneté, noblesse et terroir, dans votre affrontement courageux avec les ombres de votre vie. 

#02 | une longue vie discrète

Marie Charbonnier, née Aldier en mars 1870 à Boufarik, morte en octobre 1970 à Alger, à la fierté tranquille, incarnation d’une vie discrète et obstinément pleine, sans relief apparent et d’une lente évolution sociale sans heurt.

Homonymes

Marie Charbonnier photographe de théâtre 
Marie Charbonnier pédicule-podologue
Marie Charbonnier sophrologue 

Biographie

Marie Charbonnier est née à Boufarik en mars 1870 de Pierre-Jean Aldier, charron né en 1827 à Creissels (Aveyron) (mort en 1883) à Mustapha, quartiers d’Alger puis ville et à nouveau partie d’Alger)) et d’Elise-Françoise Demuy née à Saint Germain en Haute-Saône fille d’un « colon cultivateur », quatrième des six filles qui firent suite au seul garçon survivant, Alexandre, charron comme son père mais aussi mécanicien et créateur d’une charrue qui eut un succès certain en Algérie. Les six soeurs restèrent toujours passablement liées, firent des mariages plus ou moins petits/moyens bourgeois (sergent-major, employé des Ponts et Chaussées, négociant devenu Président du Tribunal de Commerce, commerçant prospère, commerçant, musicien de régiment devenu fonctionnaire du Trésor), vécurent très longtemps, moururent dans l’ordre à l’exception de Marie qui, tranquillement obstinée, vécut jusqu’à un peu plus de cent ans, un peu en retard, après Henriette et Louise ses deux cadettes. Elle épousa à Alger en 1901 (à un âge déjà avancé) Léon Charbonnier, fils d’un maître forgeron chef mécanicien des ateliers de l’Arsenal d’Alger et de Marie-Anne-Victoire Charlier, repasseuse en son jeune temps toulonnais. Léon Charbonnier était commerçant, de plus en plus prospère, amoureux de la mer au point de fonder une compagnie destinée au petit cabotage sur la côte algérienne et une école de cadres de marine, de présider le Sport Nautique d’Alger fondé par un de ses oncles et de posséder successivement plusieurs bateaux dont un trois mats avant de se réduire à un cotre de course, et de se réjouir que ses fils choisissent tous des carrières maritimes. Il ne semble pas que Marie ait partagé sa passion, pas davantage que celle de la chasse, se bornant à en tirer fierté et l’accompagner comme elle le faisait avec grâce et juste ce qu’il fallait de politesse dans ses réceptions lorsqu’il fut à son tour Président du Tribunal de Commerce, de tenir leur grand appartement double, une partie étant réservé à la famille de leur aîné, au dessus d’un parc d’Alger et la villa de plage à La Pérouse ou Tamentfoust dont ne demeure que le hangar à bateau en sous-sol ouvrant sur la plage et la fontaine en carreaux mauresques de ce qui fut le jardin, non loin de la petite ferme qu’ils acquirent près de l’embouchure du Hamiz. 

Oeuvres

Outre ses fils elle laissa surtout des souvenirs, des anecdotes illustrant sa fantaisie, sa participation, un temps primordiale, aux décors des demeures familiales, quelques rites culinaires, et des traces, dont un tableau de moyenne montagne, assez sombre pour que la vallée qu’il représente n’existe que comme justification des sombres pentes qui l’entourent, souvenirs de son petit talent de jeune-fille 

Discussion 

rubrique la plus importante, ici reproduite à la fin puisqu’elle annule tout le reste, la communauté n’ayant voulu admettre que cette existence sans importance, sans lien avec une publication quelconque, méritait d’être publiée sur l’Encyclopédie toute libre qu’elle soit.

#03 | ce qui les liait

Revenant sur cette rencontre de l’aînée des enfants Charbonnier, escortée de sa mère, avec la petite femme merveilleuse d’assurance, de liberté, d’insolence et de gentillesse que les enfants Charbonnier appelleront, sans que l’on puisse dire à quelle date cette habitude s’instaurera, Tante Clémence, dans sa boutique baptisée Clems, je dirai que l’amitié déférente, puisque Madame Charbonnier était beaucoup plus jeune, entre elles, la mère et cette femme, venait de l’amitié très ancienne qui la liait cette femme très grande dame et très insolente au père. C’est ainsi que les enfants Charbonnier la connurent | ou  pour les plus jeunes la côtoyèrent sans désirer la connaître davantage que comme un élément de la tapisserie formée par les adultes proches | selon les éléments qu’ils apprirent sur elle, ce qu’on en disait. Mais bien entendu ils ne la connurent pas, pas vraiment. Seule l’aînée des enfants Charbonnier désira la connaître mais n’y arriva pas, jamais, vraiment. Parce que les enfants Charbonnier quand ils la rencontraient étaient dans un groupe séparé, sans autre lien que le tutoiement qu’elle leur accordait et de sa silhouette, son corps, ses tenues, faisant partie du groupe des parents. Et sans doute l’aînée fut celle qui la connut le moins puisqu’elle voulait la connaître vraiment et n’écoutait pas ce qui se disait. Le nom qu’elle portait remontait au douzième ou treizième siècle, nom d’une famille qui à travers les âges s’était fractionnée en branches mais depuis longtemps la branche à laquelle appartenait son époux ne possédait plus de terre dans le village par laquelle on la désignait pour la distinguer, comme elle, elle n’avait plus de lien avec cette famille dans laquelle elle était entrée, le couple s’étant séparé d’un commun accord. Elle était cependant considérée comme partie, comme une annexe importante, d’une famille propriétaire d’une belle demeure et de vignes proches. Trio qui aimait la vie et s’entourait d’une bande d’amis dont avait partie le père au temps de sa jeunesse de célibataire glorieux, des pantalons de golf ou shorts larges qu’il aimait porter quand il était en civil et du cabriolet dans lequel il montait en enjambant la porte, ce qui émerveillait les enfants Charbonnier quand ils contemplaient, et qu’il leur commentait non sans fantaisie, les photos datant de cette époque. C’était de ce temps que dataient les rapports entre ce trio et la famille Charbonnier puisqu’ils avaient accueillis dans leur cercle amical la très jeune fille, au moins par comparaison avec eux, devenue Madame Charbonnier mais avec une légère modification dans la nature du lien, resté plus fort entre le père et le couple propriétaire de cette demeure où ils étaient reçus avec plus de cérémonie, l’âge des protagonistes aidant, mais elle, la petite grande dame insolente était passée peu à peu d’une attitude gentiment protectrice envers Madame Charbonnier à une réelle amitié, dans laquelle elle englobait ses enfants, avec la distance que l’on doit avoir d’une génération à l’autre dans une famille telle qu’elle la concevait, telle que les familles qu’elle connaissait.

#04 | ses cahiers

Dans le calme d’un après-midi où tous, époux, fils, bru et petits enfants sont sortis ou reclus dans leurs chambres aux volets mi-clos, elle est assise dans le coin d’ombre que dessine l’avancée du mur, tout au fond du long balcon suspendu au dessus du jardin botanique, devant les porte fenêtres de sa chambre, dans une large robe de coton fleuri, tendre, mou, juste un peu plus matière qu’une mousseline, son chignon qu’elle n’a pas refait croule du reste de sommeil de la sieste, elle tient à la main un verre de sirop qu’elle vient d’allonger avec l’eau de la gargoulette posée à terre dans la fragile ombre de son corps, elle y trempe par moments les lèvres pour de minuscules gorgées rêveuses, les yeux errant sur les allées, sa main libre retient dans son giron le livre emprunté à sa plus jeune soeur, un roman qui l’ennuie profondément. Ses yeux balaient le jardin, reviennent au balcon, rencontrent devant le salon la chaise longue préférée de sa bru, une veste de toile abandonnée qui laisse entrapercevoir le dos relié d’un livre, elle se dit que la curiosité n’est pas chose convenable, elle se contredit en pensant qu’elle a vu souvent sa belle-fille, avec l’aisance de celle qui a grandi au milieu de livres, se saisir des livres qui traînent, en consulter le titre, souvent commenter le choix fait par celui de ses enfants ou amis qui l’a délaissé là un moment. Elle se lève, repousse la manche de la veste, prend le livre, le trouve un peu défraîchi, pense qu’il provient sans doute des emprunts à la bibliothèque du père, ce professeur un peu bougon mais courtois, qui l’a tant impressionnée malgré son statut de cousin éloigné lors des fiançailles et du mariage, oui sans doute un de ces livres qui ont suivi Juliette depuis Paris. La couverture indique « lettres de Mistress Fanni Butlerd » sous l’indication « Madame Ricoboni » qui désigne sans doute l’auteur. Elle ouvre au hasard : « Savez-vous bien, mon cher Alfred, que vous m’avez ennuyée ce soir, tout comme un autre ? Que maudits soient les collèges, les universités, le grec, le latin, le français, et tous les impertinents livres, où l’on apprend à raisonner en dépit de l’expérience et de la vérité ; milord James en est un exemple admirable. Je ne saurais souffrir que l’on avilisse son être en adoptant ces paradoxes hardis, qui font briller l’esprit… » elle sourit à l’idée qu’un livre puisse être impertinent comme l‘ainée de ses petites filles… elle reste un moment entre agacement, émerveillement, avec l’impression d’être sur la porte d’un autre univers pas forcément admirable mais juste assez intrigant pour qu’elle ait envie de l’effleurer. Osera-t-elle demander à Juliette de le lui prêter ? Cela pourrait en outre solidifier le lien qui se tisse entre elles.

Sur une petite table, un haut piètrement de fer forgé portant quelques carreaux de céramique au décor de fleurs stylisés en jaune et bleu sur fond d’un pourpre fané, à côté de son fauteuil de paille, sont posés quelques livres, brochés blancs disant le sérieux, une reliure marine, deux jaquettes dessinées de livres pour adolescents ; lunette au bout du nez, sourcils un peu froncés par une volonté vaguement ennuyée elle déchiffre un texte en petits caractères dont le bloc ininterrompu déborde les deux pages sur lesquelles est ouvert le livre qu’elle a choisi de découvrir.

Sur le balcon elle est assise, son fauteuil tourné non plus vers le jardin mais vers la fuite des dalles du balcon jusqu’à l’extrémité de leur domaine, les chaises longues ou coussins installés devant le salon et la salle à manger et elle regarde maintenant son petit fils qui se lève, vient vers elle avec un sourire, s’accroupit à côté des fauteuil, tend le bras, lui prend le livre qu’elle tenait en main, ce livre qu’il lisait et lui a prêté il y a quelques jours en émettant le doute qu’il puisse l’intéresser mais avec dans la voix un appel à sa possible attention, lui demande ce qu’elle en pense, si elle trouve quelque intérêt que ce soit à ces mémoires d’un homme ordinaire du temps jadis et elle proteste que ce n’est pas un homme ordinaire, au contraire, que nul n’est mieux placé pour observer, rencontrer et juger en silence les importants qu’un marchand… bien entendu pas un petit épicier mais… « un bourgeois, un négociant » dit le petit-fils. « Oui, né-go-ciant c’est vrai, et par ce qu’il écrit pour lui  | je pense qu’il savait qu’il serait lu au moins par ceux de son choix | on voit mieux qu’on ne le trouve dans les livres habituels les seigneurs, les échevins — encore un mot que ne connaissais pas — et on entend ce qui se disait sur les évènements qu’on vous fait apprendre en cours d’histoire ». Toujours intéressant les mémoires conclut le petit-fils ravi par son intérêt.

La guerre est passée, ses deuxième et troisième fils se sont mariés en France avant cette longue période où le voyage n’était plus possible,  la paix est revenue depuis près de trois ans et son époux vient de mourir avec l’arrivée de l’automne. Elle ne vient plus que rarement, pour saluer l’arrivée et le coucher de la lumière, sur le balcon. On ne la voit plus guère qu’aux repas, où lorsque l’une de ses soeurs ou parfois, parmi les amis de la famille l’un ou l’autre de ceux qu’elle préfère ou qui sont jugés importants, sont « en visite », tasse de thé ou un verre de vin d’orange en main, au salon. Sa belle-fille l’approvisionne de livres « des journaux, des récits ou mémoires surtout Juliette, je vous fais confiance » empruntés à la bibliothèque et tout le monde sait, s’en amuse, qu’elle entasse dans un tiroir de sa commode les cahiers que lui procure l’ainée des petites-filles.

La seconde de ses petites-filles, Fabienne, la charmeuse a eu un temps le droit de lire parfois ce qu’elle écrivait qui était chronique malicieuse de la vie familiale ou petites remarques peinées ou ironiques sur ce qu’elle apprenait, comprenait, de la vie de la ville, de l’Algérie, du monde, mais avec le temps l’écriture de ces cahiers  est devenue secrète.  Dans le bouleversement du monde qu’elle perçoit ces années là, elle se débat avec l’âge qu’elle rend responsable de son incompréhension, son effarement devant l’écroulement de l’univers qui entourait son petit îlot, ces combats nouveaux, ce qui n’est pas une guerre mais teinte d’une inquiétude | cette rumeur,  ces  nouvelles qu’elle n’apprend que lorsque le hasard déchire le silence observé en sa présence par les adultes, les aînés | la vie de la famille, de la rue, des amis… mais elle devine que les certitudes dans lesquelles elle a vécu sont en train de s’effacer et peu à peu en vient à les nier ce qu’elle, à son tour, ne veux laisser deviner, tout comme elle a la pudeur de ne pas  s’accorder le risque de montrer l’intensité de sa tendresse pour eux, ceux qu’elle appelle en elle-même les siens, la peine qu’elle a de leur désarroi. Alors, dans son domaine, sa chambre qui sent les médicaments et la violette, elle note, note, note, et enfonce les nouveaux cahiers sous les autres dans l’espoir qu’elle sait illusoire qu’ils ne seront pas ouverts mais avec le désir de les garder.

Elle a quatre-vingt-douze ans, elle ne note plus rien ou rarement, elle est trop lasse, trop usée pour cela, elle doit être aidée pour tout par sa bru, elle est si navrée de lui imposer cela qu’elle se rebelle parfois contre son sourire immuable et la douceur de sa voix qui recommande, qui finit par commander. Fabienne est venue il y a plusieurs mois lui faire ses adieux, elle partait avec son mari nommé dans le sud de la France. L’ainée est à Paris depuis plusieurs années. Ne restent plus dans l’appartement qu’elle et les parents. Il y a ce jour où la ville bruisse d’une excitation qui parvient jusqu’elle. Il y a brièvement le bruit d’une dispute entre son fils et son petit-fils venu le voir ce matin. Elle ouvre la porte de sa chambre, elle les entend tous les trois discuter dans le salon, elle prend sa canne, elle se glisse furtive pour ne pas être vue, elle ouvre et ferme sans bruit la porte d’entrée, elle descend très lentement un étage avec la peur de tomber, elle appelle l’ascenseur qui monte en brinquebalant, elle est dans la rue, elle la descend à petits pas jusqu’au boulevard, la clameur qui en vient. Elle se retrouve effarée dans la foule joyeuse. Elle avance, petite et frêle tache sombre au milieu de l’effervescence, perdue, inquiète et souriante. Une vieille main prend la sienne, elle lève les yeux vers un regard tendre au dessus du petit triangle brodé qui couvre le bas d’un visage, elle balbutie, comme pour elle-même « qu’est-ce ?.. » et puis se retourne vers celui qui lui a pris l’épaule, qui dit « je la connais » et le mari de Mina, la fidèle, la guide doucement, la ramène, affolée, en ponctuant leurs marche de petites interjections tranquillisantes jusqu’à la rue, l’appartement où on vient de constater sa disparition, la livre aux embrassades et reproches par lesquels se dénouent leur effroi ahuri. Un peu plus tard, allongée sur son lit dans la pénombre de la chambre aux volets fermés, elle touche la main de sa bru posée, douce, sur son front au dessus des yeux, la tire un peu et au visage qui s’approche elle murmure « Juliette promettez moi, mes sottises, vous savez les cahiers, détruisez les, vous saurez comment le faire vous, et jurez moi de ne pas lire ». Juliette a promis, tout le monde   a pensé qu’elle avait  tenu sa promesse. Cependant un peu plus de dix ans plus tard, lorsqu’avec son mari il se sont décidé à s’arracher à l’appartement, à traverser la mer et rejoindre leurs enfants en France, feuilletant un album de photos avec une de ses nièces dans le jardin de leur villa près de Toulon, il y eu ces phrases, dites presque distraitement : « ta grand-mère écrivait bien, du moins elle racontait bien parce que dans ses dernières années son écriture, le tracé de ses lettres était devenue totalement illisible ce qui ne l’empêchait pas de continuer ».

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

25 commentaires à propos de “#Nouvelles # boucle deux | Brigetoun”

  1. Magnifique. Comme on l’aime cette dame «  de liberté et d’insolence tranquille ». Merci Brigitte pour cette rencontre.

    • merci Ugo, c’est trop gentil.. désolée de mon retard dans les lectures (impatiente de découvrir votre rencontre si elle est là, ce sera pour ce soir… faut que je sorte sous la pluie

  2. Quelle rencontre, tout est observé, conservé en mémoire et rendu nettement. J’adore aussi le mot du père, tout en finesse et ironie. Et Ugo a relevé le trait qu’on garderait de ce portrait si complet. Merci, Brigitte.

    • à vrai dire c’est surtout reconstitué (mais vraie admiration de pré-adolescente)

    • et merci à vous (ne pas aller trop fortement à l’assaut des vagues traces extérieures du passé pour ne pas détruire ce qu’elles ont laissé)

  3. Bravo Brigitte pour cette rencontre si finement racontée, j’ai tout vu. C’est beau, c’est délicat et puissant. Et cette écriture, merci.

  4. « je me souviens de ne vous avoir vue qu’à travers mon trouble »
    et le texte nous trouble en effet, ce jeu entre le vous et le tu, cette langue entrelacée qui nous conduit entre silhouette plus petite qu’elle ne l’aurait cru, sourire des yeux et odeur de lilas
    finalement le sentiment pour moi de découvrir davantage cette jeune narratrice qui regarde ardemment son modèle plutôt que la dame casquée de cheveux blancs

    et toujours ta langue riche aux accents anciens et pourtant si fluide….

  5. un peu ahurie Françoise… va falloir que je me relise avec tes yeux 🙂

  6. Une vie discrète mais qui se tient « tranquillement obstinée », n’en déplaise à Wikipedia ! Bonne journée Brigitte

  7. (1) « je me souviens de votre voix mesurée, lumineuse, musicale et de ces phrases longues dans votre échange avec ma mère, qui sonnaient presque comme l’aurait fait la lecture d’une langue écrite, avec quelques cabochons … » Magnifique portrait/rencontre en adresse.

  8. (2) la rubrique œuvres de Marie la « tranquillement obstinée » est un délice (n’en déplaise à la communauté ) Merci Brigitte

  9. Merci Brigitte pour cette longue vie discrète de Marie Charbonnier. Et merci aussi pour Boufarik.

  10. On voudrait bien connaître les jurons et ça rend très heureux, ce genre de curiosité née d’un texte et la possibilité aussi que tu aies évoqué un trait de caractère (jurer) sans pour autant le remplir. Il est possible que tu aies fait l’impasse sur les jurons par correction, ou encore parce qu’ainsi tu nous mets du côté de la narratrice qui n’a pas le droit de les utiliser. Il est possible aussi que tu n’en aies pas la moindre idée. Cela m’enchante…
    (Attention, erreur de date dans la première ligne Wikipédia où Marie Cahrbonnier serait née et morte la même année)

    • dans mon souvenir devait s’agir d’une déclinaison de merde (transgression minuscule de la futur petite jeune fille à marier (ce dont la famille désespérait à raison 🙂 – c’était en d’autres temps et un peu petit bourgeois ce qui me navrait)

      merci pour la remarque… corrige tout de suite

  11. j’aime comme les trois textes « bondissent » les uns dans les autres , j’aime ce qui se tisse des unes aux autres ( « les uns » figures, plus ténues, même si le père est un maillon fort)… : ce trio La petite femme merveilleuse, Madame Charbonnier et sa fille, toute une histoire de FamilleS. Merci Brigitte

    • merci pour votre gentillesse Nathalie (et pour le plaisir que j’ai à vous suivre autant (pas assez) que le peux

  12. Et nous voilà lancés sur la piste des Charboniers, de boucle en boucle ! Bonne journée Brigitte

    • et grand merci à vous Stéphanie (honte à moi, me réveille en me disant que voudrais rattraper mon retard de lecture chaque matin et puis broutilles ou nouvelles de proches, ou bidules à nouveau et recul devant la masse je n’en fais rien)

  13. Beaucoup de plaisir à lire cette histoire fine, pleine de délicatesse. Merci Brigitee