#nouvelles-2 boucle 2 #1 | C’est le matin que les choses arrivent

Table des matière

1_C’est le matin que les choses arriven

2_Ruth Henry

3_La fratrie B., une photographie

4_Quatre lettres retrouvées de Ruth Henry à Unica Zürn

1_C’est le matin que les choses arrivent

C’est le matin que les choses arrivent. Depuis la gare de Bordeaux, je descends à l’arrêt de bus Bibliothèque. Je vais rendre visite à Gérard Sendrey, créateur. J’arrive. Sans trop presser le pas, je traverse la pelouse qui me sépare du Musée qu’il a créé en d’autres temps, puis le parking aux platanes, pour me retrouver devant sa maison rue Sainte Marie. Visite ou visitation ? Gérard croit au mystère, au miracle, au hasard et à leur sollicitations. Il aime entretenir la fable qui mène à la création. Son habitation est un modeste pavillon comme il en existe partout, entouré d’un jardin de mauvaises herbes, il y tient. Devant le portillon, sa dernière chienne, Apple, voudra bien me céder le passage afin d’atteindre la sonnette. Je sonne.

Gérard est de quarante ans mon aÎné. Je l’ai rencontré alors que j’étais étudiante et lui conservateur bénévole du Musée de la Création Franche à Bègles. A cette époque, c’est à l’institution muséale que je m’adressais par voie postale. Au fil des lettres, je découvrirai le créateur et ses doutes. Je lui révèlerai un jour mes velléités. Il ouvre la porte, un peu courbé. Nous nous embrassons. Je laisse mon bagage dans l’entrée. Nous entrons dans la salle de séjour, l’espace a chaviré. La pièce à vivre est devenue chambre. Il a souffert de complications pulmonaires durant l’hiver, et les infirmières se succèdent au long de la journée. Il est entré dans le grand âge. Malgré quoi, Gérard est un homme coquet. Il surveille de près sa chevelure et m’accueille dans une chemise de lin clair. Il a eu soin d’en laisser le col entrouvert. Nous nous attablons.

Nous nous attablons et entrons en conversation. Nous nous attablons dans l’oeil du cyclone. Autour de nous, les murs, les meubles s’ornent des oeuvres de ses protégés. Nous sommes dans un musée de poche, la réplique miniature de l’autre Musée. Près de la porte de la cuisine, un de mes dessins sur page de livre, avec au pied du personnage, une fourmi. Je me souviens très bien que c’est pour cette présence que le lui ai donné. Gérard est sensible à la présence animale, et a toujours vécu entouré. Passé les banalités d’usage, nous entrons dans le vif du sujet. Ses dessins à lui sont épinglés sur les murs du bureau près de l’entrée. Je les verrai plus tard, et comme toujours avec avidité. Je m’en enquiers. Noir et blanc, couleurs, Gérard alterne les phases et travaille par série. Je retrouve son regard, ses yeux aux pupilles de jais étrécies, ses yeux de pastilles Pullmol, des yeux qui pétillent. Autour de son visage, ses mains volettent. Elles tracent des trajets d’oiseaux autour de ses paroles. Elles sont une autre forme de langage, trait qui marque l’ensemble de son travail. Humaines trop humaines. Pendant que nous parlons, le soleil entre de partout mais ne l’atteint pas. Il est au centre du terrier et s’y terre.

Nous sommes attablés et poursuivons notre échange. Nous causerons ainsi tout au long du séjour, hors des échappées du matin, dessin et écriture pour lui, et pour moi balade dans les environs. Il n’est pas de jour sans se coltiner avec la matière, avec la création, pas de matin sans se relever les manches. La vie est un cadeau et c’est le matin que les choses arrivent. Jusque dans la voix du téléphone, si on est attentif, on entend le frottement du crayon. Tout moment est propice. Le samedi matin arrive et je repartirai. Je reprendrai dans le sens inverse le chemin vers l’arrêt de bus. Avant le portillon, je me retournerai. Il est derrière la fenêtre de la cuisine. Nous échangeons un regard. Tout deux nous comprenons que c’est le dernier que nous scellons.

2_Ruth Henry

Née Käthe Ruth Kühne le 2 mars 1925 à Frankenthalen en Allemagne, Ruth Henry est journaliste et traductrice. Elle décède le 19 octobre 2007 à Auxerre.

Biographie

Ruth Henry a étudié l’histoire de l’art et la philosophie, avec Karl Jaspers à Heidelberg. Journaliste, notamment pour la radio, elle est l’auteure de cinq documentaires dont un consacré à la destruction des Halles de Paris. Mais c’est par son travail de traduction que Ruth Henry accède à une certaine forme de reconnaissance dans le milieu littéraire parisien. Proche du cercle surréaliste, elle est l’amie des artistes Meret Oppenheim, Max Ernst, Man Ray et Hans Bellmer. Elle traduira Le Manifeste du surréalisme, du français vers l’allemand en 1968. Sa rencontre avec Unica Zürn  à la galerie Daniel Cordier en 1959 lors de l’Exposition surréaliste internationale, l’engagera durablement auprès de l’artiste dont elle traduira les écrits en français. Elle en restera proche jusque son suicide en 1970. Paraîtra  tout d’abord l’Homme-Jasmin dont l’auteure lui remet l’épais manuscrit en 1966. Elle le soumet alors à Katharina von Bülow lectrice chez Gallimard qui l’éditera cinq ans plus tard. Puis ce sera Sombre printemps aux éditions Belfond dans les mêmes années. Le manuscrit de Vacances à maison blanche ne sera édité lui, qu’à titre posthume. En 1977 dans la postface à l’édition allemande de L’Homme-jasmin, der Mann im Jasmin, Ruth Henry écrit : 

« Au cours des dernières années de sa vie, pendant toutes nos conversations, ma conviction s’est renforcée : chaque mot écrit par Unica est autobiographique. »

Vie privée 

Elle rencontre le peintre, poète et dessinateur Maurice Henry en 1952 lors d’un séjour dans l’Yonne. Elle le suivra l’année suivante à Paris, quittant son premier mari Ulrich Conrads. En cela, elle trace une trajectoire parallèle à celle de son amie et compatriote Unica Zürn avec Hans Bellmer. Leur mariage sera célébré en 1955. 1966 scelle leur séparation.

Traductions

-Unica Zürn, L’Homme-Jasmin, traduction Ruth Henry et Robert Valençay, avec une préface d’André Pieyre de Mandiargues, Paris, Gallimard,  Paris, 1971 ; réédition Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1999.

-Herman Broch, Les affaires du Baron Laborde ou Comment vendre du vent, traduction Catherine Brousse et Ruth Henry, coll. « Le Manteau d’Arlequin »,Gallimard, Paris, 1988.

-Unica Zürn, Sombre printemps, traduction Ruth Henry et Robert Valençay, Paris, Belfond, Paris, 1971. Réédition Paris et Montréal, éditions Écriture, 1997. Ce roman de 80 pages raconte l’histoire d’une enfant en besoin d’amour.

-Unica Zürn,  Vacances à Maison blanche, Derniers écrits et autres inédits, traduction et présentation de Ruth Henry, Joëlle Losfeld, Paris, 2003.

-Unica Zürn, La Maison des maladies, traduction Ruth Henry et Robert Valençay éditions Hourra, 2023.

3_La fratrie B., une photographie

Une table, une table en bois dans la cour d’une ferme. De part et d’autre, un couple, les parents encore dans leur jeunesse, tout autour se répartissent les enfants, des adolescents qui se tiennent debout. Ils sont au nombre de six. Certains sont de dos, et on ne distingue par leurs traits, juste une même chevelure brune. Ils semblent d’âge rapproché, comme nés en cascade, l’un à la suite de l’autre. Certains se ressemblent étrangement, caractéristique qui les suivra dans l’âge adulte où on pourra les confondre, les prendre pour des jumeaux ce qu’ils ne sont pas. Ils sont six, mais plus précisément la fratrie se compose de cinq garçons et un fille, et se décline en aîné, cadet, puîné, et benjamin. A moins que ce ne ce soit elle la benjamine ? Prise avant les années 1930, la photographie est en noir et blanc, dans le réel un camaïeu de gris. Les parents s’affichent en habit traditionnel, sabot au pied. Reviennent-ils d’une cérémonie, s’agit-il de la fin du repas dominical, après que l’on soit allé à l’église, occasion pour laquelle, on s’est plus particulièrement habillé ? Les enfants portent des habits d’étoffe sombre qui tombent droit, leur conférant un air de sérieux. Les visages sont emprunts de gravité, voire de sévérité pour ceux des adultes tournés vers le photographe. La prise d’une photographie est en soi un acte solennel. De quoi est-elle la trace, si ce n’est de la représentation de la famille au complet ? De R. l’aîné, qui décèdera le premier, à F.,M. J. et A pour ce qu’il en est des frères jusque la petite Rose – ce n’est pas son nom mais tout le monde l’appelle Rosine, et quand elle tiendra bistrot, ce sera son nom de patronne-, toute la fratrie est là. Toute la fratrie est là, jusque là, jusque cet instant photographique. Bientôt ils partiront, laissant là les parents, dans ce coin de montagne qui portent leur nom, Chez B, près duquel ceux-ci seront enterrés. Les enfants partiront ensemble ou en décalé, l’un répondant à l’appel de l’autre. Ils quitteront le lieu-dit pour la plaine, le lac, la ville et ses opportunités. Ils descendront de la montagne avec ou sans cheval : Elle descend de la montagne à cheval, elle descend de la montagne à cheval, elle descend de la montagne, elle descend de la montagne… une chanson que la famille aime entonner aux fins de repas les jours de fête. Une chanson qui donne de l’allant, celui qui leur a fallu peut-être, pour se départir d’un avenir paysan. A moins que ce ne soit l’ambition, le désir de réussir qui les a poussé à se mettre en marche ? Dans les années 1930, quatre des frères B. s’uniront et créeront une entreprise à leur nom B. Frères, entreprise florissante qui perdurera. Le cinquième frère lui deviendra chauffeur de bus. Tous, sauf un, fonderont famille, de même pour Rosine. Un des frères se suicidera sans que l’on sache pourquoi. Tous reposent dans le même caveau du cimetière de la ville en compagnie de son conjoint. Une fratrie. Un nom seul suffit-il à faire famille ?

4_Quatre lettres retrouvées de Ruth Henry à Unica Zürn

Paris XIVe, 20 juin 1960

Chère Unica,

Je viens de trouver ta lettre que Maurice a eu soin de laisser sur mon bureau. Je suis abasourdie. Sans nouvelles de toi depuis quelques temps, je pensais bien ta vie avec quelques tourments, mais de là à imaginer cette échappée vers le pays natal. Was hast du verloren im Berlin? Was hast du vergessen ? Qu’as-tu perdu à Berlin, qu’as-tu oublié ? Ton nom ? Qu’es-tu allée chercher là-bas ? Etait-ce une fuite ? Tu écris que tu as jeté ton passeport dans une boîte aux lettres, puis que tu as distribué ton argent aux passants. De quoi tenais-tu donc tant à te débarrasser ? Je ne veux pas paraître importune, mais inquiète, inquiète de toi.

Je suis contente de te te savoir maintenant à Paris, en compagnie. J’espère qu’avoir retrouver tes marques, tes amis, ton domicile t’apaise. Fais-moi savoir quel jour conviendrait pour que je te rende visite.

Affectueusement.
Ruth

Paris XIVe, 13 novembre 1961

Chère Unica,

J’ai croisé Hans l’autre jour, il te l’aura peut-être rapporté. Il me dit que tu dessines avec fougue et que tu n’es pas sans soutien. Dans le corps médical tout d’abord, où tu tu as trouvé une oreille amicale, attentive auprès du docteur Rabain. Il m’a raconté également que H.M. t’avait fait parvenir cahier et couleurs dès le début de ton internement, afin que tu ne te retrouves pas désoeuvrée. Depuis, les deux hommes s’organisent en vue de ta future exposition à la galerie du Point Cardinal en janvier prochain. Projet qu’ils voient comme un grand secours pour te maintenir tête hors les murs. J’ai hâte de me retrouver à tes côtés, Unica. Je le suis par la pensée.

Bien à toi.
Ruth

Paris XIVe, 17 décembre 1961

Chère Unica,

Il pleut. Et c’est bien la chose unique qui nous réunisse sous le ciel de Paris. Je pense à toi. Sans nouvelles depuis mon dernier mot, je veux t’imaginer plus tranquille. J’espère que les préparatifs pour le Point Cardinal se précisent. J’espère surtout que l’hôpital t’aura libérée d’ici là, et que nous pourrons te fêter comme il se doit. Il pleut et je t’écris depuis le bureau où je me terre quand Maurice n’est pas là. Sans vue, donnant sur la cour intérieure, aveugle. Je t’espère d’autres fenêtres. Mais on sonne, sans doute le coursier, j’attends un manuscrit.

Prends soin de toi, Unica.

Ton amie, Ruth

Paris XIVe, 24 mai 1963

Chère Unica,

Merci de cet après-midi passé ensemble la semaine dernière, Hans ayant eu la gentillesse de s’éclipser une fois le déjeuner terminé. Je suis heureuse de te savoir de nouveau en écriture. Je sais comme il est important pour toi de pouvoir jouer à ta guise de la langue. Et puis ta nouvelle coupe te va à ravir. Ces cheveux courts te rendent légère. Je suis également ravie d’apprendre vos projets de villégiature pour l’île de Ré cet été, de pouvoir te savoir hors les serres parisiennes pour un temps, la mer avec le ciel confondue pour horizon. De mon côté, rien n’a encore été décidé. Maurice est indécis. Tout commencera sans doute par un séjour en Bourgogne, puis nous improviserons. Mais je veux croire que nous aurons l’occasion de parler de tout cela lors d’un prochain déjeuner. En attendant, je t’embrasse. Maurice qui passe la tête par l’entrebaillement de la porte se joint à moi.

Ton amie, Ruth

Post-scriptum. Si tu voulais me faire lire tes dernières anagrammes, je sais que tu aimes garder près de toi le frais écrit, n’hésite pas à me faire parvenir une copie, j’en ferai bon usage, tu le sais.

A propos de Stéphanie Buttay

L'écriture accompagne depuis toujours ma pratique du dessin et de la couture. Voire, elle les précède : création de livres d'artistes notamment avec l'ami poète Werner Lambersy. Représentée au Musée de la création Franche à Bègles et au Prieuré Saint Cosme pour le Livre pauvre, j'ai publié aux éditions du Carnet du dessert de lune et dans la revue Cabaret.

22 commentaires à propos de “#nouvelles-2 boucle 2 #1 | C’est le matin que les choses arrivent”

  1. pas envie de partir, de la quitter, de le laisser dans son terrier livré à son destin
    pas envie
    juste envie de rester avec toi, avec lui…

    • Merci, merci, nous avons dans cette nouvelle boucle, un terrier et un vieux colombier. Cette dernière rencontre a eu lieu avant le covid. Gérard est parti entouré, et je pense, jusqu’au presque bout à dessiner.

  2. Ton écriture rend si vivante cette rencontre. Les détails donnent toute la matérialité à l’histoire et la rendent simple et touchante. Belle rencontre, beau texte. Merci.

    • Merci pour le commentaire, notamment sur les détails, je voulais rendre ce moment dans son temps de vie. Bonne journée

  3. « Visite ou visitation? »: avec ce choix dans le début du texte, le lecteur se sent investi d’une manière de lire, et s’approprie l’intensité du moment…

    • Oui merci, c’est en écrivant le nom de la rue Ste Marie, qu’est venue l’idée de Visitation… Et comme je suis curieuse, je me demandais de qui étaient ces hautes statues de l’homme trop grand ? Bonne journée

  4. « Nous nous attablons et entrons en conversation. Nous nous attablons dans l’oeil du cyclone. » et c’est fait, nous sommes introduits

    • Merci Brigitte d’être ainsi venue vous attabler. Bonne journée !

  5. Merci pour la découverte de Ruth Henri ( ce matin je pensais à la destruction des Halles de Paris je vais chercher le documentaire ) traductrice D’Unica Zürn (et encore une fois je suis passée sans voir ) !

  6. Oui, RH a été une passeuse…ah, ah, ce serait bien de retrouver ne serait-ce que des traces de ce documentaire…j’aime bien ces avancées, tâtonnements par bribes, fragments. Bonne journée !

  7. On entre avec toi, on s’attable. « le soleil entre de partout mais ne l’atteint pas. Il est au centre du terrier et s’y terre. » Tout est donné à voir de l’homme qui dessine, accueille, laisse s’éloigner. Beauté des derniers mots. Merci, Stéphanie.

    • Merci pour ces mots sensibles et ce passage par chez Gérard. Belle journée Anne !

    • Moi aussi j’aimerai bien ! Mais peu de choses, et je ne lis pas vraiment l’allemand. Merci pour le passage !

  8. un nom ne suffit sans doute pas mais ce qu’il cache de liens mpele distendus par la suite ou rompus la constitue toujours

  9. De l’image au pas du cheval ; des détails d’un instant photographique ,et on voit si bien en mots ici , à l’amorce d’une histoire familiale (« ils semblent d’âge rapproché, comme nés en cascade » belle image). De ce qu’on voit, l’image, à ce qu’on sait: jusqu’au caveau. Merci Stépahnie

  10. #3 éclatement de la famille programmé, disparitions annoncées dans ce texte où on peut retrouver n’importe quelle famille
    les anciennes photographies nous sont précieuses, nous donnant à soupçonner les maladies, les mésententes, les événements sous-jacents jamais racontés pour peu qu’on les regarde avec une attention soutenue…
    (et on continue, n’est ce pas ?)

  11. #3 vivante vivante vivante cette photographie et le temps de plusieurs vies passées et toujours d’autres à venir !

  12. Merci pour vos passages et commentaires ! Oui, les photographies, les traces, leur aura, je reprendrai bien l’expression de Françoise à mon compte, « à retourner la terre autour »… Belle journée à tous

  13. #4 ces lettres ont l’air tellement vraies, simples et justes
    formidable !
    on voudrait en lire plus et on voudrait nous aussi lire le « frais écrit »…

  14. Merci Françoise, tout pareil, tu es la première à laisser un mot. Et moi aussi, j’aimerai en lire, savoir plus sur ces 2 femmes, leurs relations, leurs créations… Mais comme je te le disais de ton texte, la sensation ici d’avoir accompli une boucle, et comme j’y suis déjà revenue, peut-être j’y reviendrai. Bon dimanche !