[…] Quoiqu’il en soit des généralités seul nous intéresse le particulier, et tant pis s’il nous conduit vers la certitude qu’il n’est pas de lieu plus adapté, plus propice à l’amour que la bibliothèque : à contretemps, à contre tout.
L’amour des livres n’est pas que l’amour des livres : il remarque et choisit en chacun d’eux un certain volume, c’est-à-dire de la pensée, du rythme, des figures, un regard, une voix. Et pourquoi pas un cœur mis à nu en même temps qu’une tête ouverte.
Celui qui constitue une bibliothèque a devant lui plus de passé que de présent : l’infini pousse dans son dos. L’étonnant est que les noms, qu’on voit en haut des livres, peuvent devenir des rencontres, et que, au grand jeu de la lecture, la vivacité des morts l’emporte très facilement sur celle des vivants. Au fond, ces derniers sont d’emblée si nombreux qu’ils se mangent les uns les autres.
L’un des enjeux d’une bibliothèque est d’assurer le bon voisinage de tous les temps : des vivants et des morts, des Français et des étrangers. Mais l’équilibre sera d’autant plus vif qu’on choisira des gens tiraillés par leur langue et sans cesse tentés de mettre à mal toute l’organisation qu’elle peine à construire.
bERNARD noël , POUR JACQUES MARTINEAU