Il y a ses mains. Elles n’ont pas l’âge du reste de son être. Plus vieilles. Ses doigts sont fins mais les articulations sont entourées de rides épaisses. Une bague d’une autre époque sur un annulaire, celle de la mère ou de la grand-mère. Sur la peau du dos de la main, de larges tâches brunes dessine une mappemonde, de ces destinations où elles auraient voulu s’enfuir si la vie avait été autre.
Saisir main droite le premier pot en verre – Jardin bio Étic Haricots verts extra fins bio 360 g 2,99€ -, positionner le code-barre face au lecteur en s’aidant de l’autre main, poser l’article main gauche sur l’autre tapis qui l’emmène vers l’impasse libératoire. Cinq pots en verre, un kilo huit de légumes mous passés en mesure dans les vieilles mains de la jeune caissière.
Il y a ses yeux. Ils n’ont pas la vie que voudrait l’âge de son être. Plus éteins. Coincés entre de lourdes paupières et des poches gonflées comme des valises pleines d’ailleurs, les yeux sont ouverts au plus étroit pour restreindre son champ de vision à l’essentiel de l’instant qui dure depuis si longtemps.
Faire glisser l’épaisse brique recouverte de papier – Francine Farine de blé + 33% GRATUIT ! 1,33 kg 1,18€ – jusqu’au lecteur, orienter, scanner, refaire glisser jusqu’au tapis suivant. Trois paquets, neuf gestes, quatre kilos de farine industrielle, douze secondes de manipulation oubliées instantanément qui, mis bouts à bouts, emplissent sa journée, sa semaine, son mois.
Il y a son corps. Il n’a pas la liberté qu’elle lui avait rêvé. Plus immobile. Sous la blouse rose qui l’habille comme un morceau de viande sorti de la boucherie, il saigne à l’intérieur. Dressé à l’économie, coincé entre la caisse, le tapis, la bande de plexiglas transparente qui la protège des autres, la chaise sur laquelle elle ne peut pas s’asseoir. Ses hanches cognent les angles métalliques à chaque mouvement.
Se pencher pour attraper le pack de bouteilles en plastique blanc – Candia Grandlait Lait demi-écrémé 8 x 1 L 8,99€ -, l’attraper par le revers du film plastique, le tirer, chercher où se cache le code-barres, scanner, re-scanner, re-re-scanner, prendre le téléphone et appeler le responsable de rayon pour lui demander le code de l’article, s’asseoir quelques secondes sur la chaise.
Il y a son absence. Cette impression de ne pas être là, de se trouver dans une autre temporalité. Hier ou demain. En haut d’une montagne, sous la mer, dans son lit, dans la classe du cours préparatoire de l’école Victor-Hugo, assise à une table dans un bar avec ses copines oubliées à boire des Get 27 – liqueur de menthe 17,9% verre de 2cl 3,50€ -, sur la piste de danse du Macumba, sur le banc derrière l’église à embrasser furieusement Paulo.
Il y a son isolement du monde. Elle ne voit pas les regards des clients dans la file d’attente qui la crucifient parce que la procession à la consommation ne bouge plus. Elle n’écoute pas la musique doucereuse qui dégouline des hauts-parleurs ni les annonces des promotions aux rayons traiteur, fromagerie et sous-vêtements – trois caleçons pur coton made in China pour le prix de deux – Elle n’entend pas le téléphone de sa caisse qui stridule comme une sauterelle en rut.
Il y a son réveil coupable. Le sursaut d’une main sur l’épaule, le visage cramoisi du responsable des caisses qui la somme vertement de reprendre le cours de sa vie et qui lui passe le combiné du téléphone décroché avec la même énergie qu’un boxeur lui balancerait un direct du droit dans sa face. Et les souffles des clients qui se demandent si c’est pas Dieu possible. Taper sur l’écran la suite de chiffres qui sortent du téléphone.
Il y a ses mains qui reprennent leur ballet, toujours aussi vieilles. Saisir main droite l’article, positionner le code-barre face au lecteur en s’aidant de l’autre main, poser l’article main gauche sur l’autre tapis qui l’emmène vers l’impasse libératoire – Alsa Préparation pour fondant au chocolat Lot de 2×320 g 3,89€ Auchan bio Terrine de campagne pot en verre 180 g 2,99€ Taureau ailé Riz basmati du Penjab Lot de 2×1,2 kg 6,73 € Knorr Velouté de légumes français 1 L 2,31€…
2 cl ? ça fait pas bcp. Très beau texte, on y lit la vie de la caissière et ses désillusions à travers ce corps qui subit les outrages du temps et de la condition ouvrière, même pas la force de se dire, je pensais pas que c’était ça la vie…
Merci pour ton texte
Merci Khedidja. Oui, plus trop au courant de la contenance d’un verre d’alcool. Et oui aussi, je remarque après coup qu’elle ne pense pas. Ce qui vaut peut-être mieux…
Il y a beaucoup de beauté dans ce texte Jean Luc, merci.
J’aime les il y a ….
et la photo, que j’aime les caddies en métal.
Bonne soirée, à bientôt.
Merci Clarence. Il n’y a pas de caddie dans mon texte, fallait bien qu’il apparaisse quelque part. Bonne soirée à toi aussi.
Quel texte entraînant et percutant
Scansion des produits, leur prix associé chaque fois à un moment du travail de la caissière, ses mains douloureuses et marquées, ses yeux et « ses poches gonflées comme des valises pleines d’ailleurs »
on sort pas indemne de la lecture
Extra, c’est extra !!
on rentre vite et facilement dans ton rythme, dans l’alternance de tes paragraphes, tous ces gestes ponctués par les descriptifs de produits avec quantité prix et autres caractéristiques…
tu m’as reconduite vers un roman de Marie Hélène Lafon « Nos vies » avec le personnage de Gordana la caissière…