Il te restait la nage, la brasse coulée. Aux derniers tests d’effort, aucun signe d’insuffisance coronaire. Tu irais donc nager. Ton regard venait appuyer le ton de ta voix. Il n’y avait aucune contre-indication, tu ne courais aucun danger, tu irais nager. | retrouver mon corps. faire jouer mes muscles. exister. | Une fois déshabillé, tes vêtements correctement pliés et empilés sur la serviette, tu enlevais ta montre, y jetais un œil avant de la placer dans l’une de tes chaussures, avec précaution, et tes lunettes la rejoignaient. Tu avais les gestes lents, rien de nouveau. Mais tu réfléchissais à ton entreprise. | travailler mon souffle. le contrôler. tenir la distance. | Je te vis inspirer longuement, gonfler ta poitrine, expirer la bouche légèrement entrouverte. Vider complètement tes poumons. Je te vis aussi serrer les dents, ta mâchoire légèrement crispée, un autre signe que je connaissais bien. | aucune pensée parasite. est-ce une pensée parasite ? atteindre le but que je me suis fixé. mes automatismes. seulement cela. | De la station accroupie tu te redressais en grimaçant un peu. Ton corps avait la maigreur de la maladie, les muscles saillants encore. La blancheur de ta peau disait des mois loin de tout rayon de soleil comme de toute intempérie. Tu aurais voulu me parler, mais aucun son ne franchit tes lèvres. Ton regard seul. Tourné vers l’océan, tu affrontais son immensité avant de défier de ton enveloppe charnelle abîmée cette matrice agitée. Aucune balise ne flottait sur l’eau à cet endroit de la plage, personne d’autre que toi ne se risquerait même à jouer dans les vagues. Le temps n’était pas de la partie. Mais toi, tu irais nager. Loin. Entré dans l’océan jusqu’aux cuisses, le buste courbé au-dessus des vagues, tu t’aspergeais vivement d’eau sur le torse, les bras, la nuque. D’une impulsion des pieds, le corps droit, tu plongeais aussitôt, tête entre les bras tendus, mains au-dessus de la tête, jambes resserrées, parfaitement alignées dans l’axe de ton corps. La fraîcheur de l’eau te saisit. Je le devinai quand tu te redressas plus loin pour marcher, quelques pas avant de disparaître dessous en une longue incursion. | sur la peau. sur les joues. sur les lèvres. l’eau fraîche qui roule. le sel dans les yeux. les garder ouverts. goûter toutes les sensations au plus intime du corps. rester ainsi sous l’eau, un peu. | Assise sur le sable, je suivais ta progression depuis le rivage, fronçant le regard. Je n’avais pas voulu t’accompagner. Etait-ce cela que tu m’aurais demandé finalement ? A intervalles réguliers, tu rentrais la tête dans l’eau, la ressortait pour inspirer, d’un ciseau de jambes, tu te propulsais en avant. Tu me l’avais appris. Brasse coulée. La plus difficile des nages. | fendre le liquide. détendre le corps. l’allonger au maximum. garder les jambes souples. | Je pratiquais chacun de tes gestes – à ton rythme, en pensée, te regardant te mouvoir dans l’eau – puis les devinais quand plus au large, les lames devinrent plus hautes et que je dus me relever alors que tu étais parvenu au point où la houle se calmait, derrière les premiers rouleaux. Brasser l’eau avec l’intérieur des pieds et des mollets, coordonner bras et jambes, je répétais en silence. Jusqu’où te faudrait-il aller pour te prouver que tu pouvais encore le faire ? La mer forcissait, le ciel avait pris la couleur de l’orage, tu continuais d’avancer. Tu n’étais plus qu’une tête que j’apercevais de temps en temps. Un ludion dans les flots sombres. | garder mes forces pour le retour. non, ne pas encore songer au retour. | Tu luttais contre quelques déferlantes, ta colère l’exigeait et ta détermination. Je ne t’apercevais plus, mais je poursuivais intérieurement, écoutant ta voix « Une fois que tu as serré tes jambes très fort, laisse-toi glisser le plus loin possible, puis tire sur tes bras en redressant le buste et la tête pour inspirer hors de l’eau ». Je n’étais plus dans tes mouvements, j’avais perdu le rythme, le souffle coupé, je m’en voulais de t’avoir laissé partir seul. A mes pieds, l’écume bouillonnait, blanche comme la rage, je noyais dans ses remous ma crainte de ne pas te voir revenir. Ta voix résonnait. Inutile de s’inquiéter. Tu étais parti nager.
ce que c’est beau – et doux… (même pour en finir tu vois) (il y a cette hypothèse…) (merci à toi)
Merci, Piero, je ne sais quelle est la fin en effet, mais c’en est une !
Bonne fin de semaine,
A te lire… ailleurs !