#gestes&usages #04 | patienter pour réussir

Conceptuel

où ai-je bien pu glaner le distingo subtil qui existe entre les pratiques de la réussite et celles de la patience, je ne sais plus bien – quelque part par ici certainement – mais j’avais l’espoir toujours de deviner, divinatoire activité, l’avenir par l’exercice de cette espèce de jeu – il s’agit bien d’un jeu, à somme nulle d’ailleurs, mais un jeu tout de même. Tourner trois cartes, puis trois autres, commencer en haut par les rois en rétrogradant, en bas par les as valant un et montant. Cinquante deux lames. Les mélanger, les mêler, les introduire les unes dans les autres, les battre dit-on – Aznavour vous en chanterait bien quelque chose, de ce genre « on prend les cartes on brasse les cartes… etc » on les coupe aussi – il faut en faire un joli paquet, un tas parfait, à certains jeux, on y pioche tout en angles droits secs et fins comme un petit livre, on en joue c’est certain – ça a quelque chose de vraiment particulier et de très sérieux : l’avenir – installé ici, sur ce petit muret

le jeu en main, il en existe un, c’était dans les Abruzzes, la maison dominait la vallée, quelques guêpes, le jardin en pente, et là, sur l’appui de la cheminée qui ne marche jamais, même en hiver, là, un paquet – au fond on distingue le Gran Sasso – bien sûr que non, je n’en savais pas l’existence, mais il faudrait que je regarde c’était dans ces années-là, lui était à la Garde-Freinet et écrivait son premier roman, et dans ces années-là elle avait repéré une maison dans cette même Garde-Freinet et avait dit à son mari qu’en vendant la villa, non c’était quelques années avant – les cartes, oui, prédisent l’avenir et c’est une réussite et c’est une patience, oui, l’avenir – on aime y croire, assis presque sur le rebord ou sur le bord du trottoir, on aime croire que lorsque les trois premières cartes seront tournées, elles auront déjà la préscience de ce qui se passera et sera doué d’espoir, ce sera certain, oui, elle m’aime – ou elle va arriver – ou seulement passer et un regard – un seul regard nous a suffi disait aussi la chanson – mais le petit tas misérable est là, parfait dans la main, la gauche, de la droite on rétablit la perfection du petit volume, ça n’a pas commencé – le paquet était dans les verts, les couleurs – rouge et noir comme disait la chanson – quand on est arrivé ces vacances-là, du côté de Giulianova, le propriétaire disait que ce n’était pas prêt, ou que non on ne pouvait pas tous dormir là, ou que quelque chose n’avait pas l’heur d’en donner la possibilité mais qu’il avait un ami, si on voulait bien, quelques uns d’entre nous, il nous y conduirait, il y avait une chambre parce que ici, non, ce n’était pas possible, tout le monde n’était pas encore arrivé mais le lendemain on serait sept ou huit, je ne sais plus – ce premier roman avait ce titre particulier et je n’en ai pas exactement saisi le sens immédiatement, ou alors il y a un jeu de mots, les deux vont ensemble, mais je me souviens que mon frère à un de mes anniversaires m’avait offert un autre livre du même, le nom d’une rue de Rome, mais en y repensant je crois bien que ça n’a pas grand-chose à voir – mais pourtant quand même, ce soir-là, on venait de Naples je crois bien, en auto, et on arrivait là et donc deux d’entre nous allèrent dormir ailleurs – de ce fait, pour se faire pardonner sûrement, le propriétaire nous laissa pour tout le séjour et la maison et le studio – le petit paquet de cartes se trouvait sur la cheminée, mais les cartes ne sont pas celles des patiences d’ici – ou des jeux – ou des réussites – non, mais quand même entre cette rue et la place de Jésus, à Rome, se trouve l’endroit où, par un appel téléphonique, ils appelaient de la gare de Termini, on prévint sa femme que le corps du président se trouvait dans le coffre de la voiture rouge de marque française – assassiné – ce sont ces petits linéaments qui marquent aussi l’histoire du jeu, de cette marque, je crois bien en avoir une photo, je la cherche et si je la trouve je la pose ici, le tas de cartes (c’est un paquet encore complet) dans la main gauche, la droite qui en prend trois, les trois premières – je me souviens de ma tante qui me disait « donne moi ta main, pas celle là, l’autre » et qui y regardait les rides (ce sont des lignes), à peine un sourire si léger invisible ou seulement visible d’elle puis « l’autre » elle regarde, assise sur son lit, ses cheveux blonds, ses lunettes pliables sur le bout de son nez fin, son sourire, je me souviens, je suis sur une chaise devant elle la main droite tendue vers elle, elle sourit et me la rend ne disant rien, jamais rien, les trois premières cartes, elle va passer et me sourira si – pour me dire – pour me rassurer – assis sur le rebord d’une fenêtre murée – on n’en a jamais fait une – les trois cartes

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A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

3 commentaires à propos de “#gestes&usages #04 | patienter pour réussir”

  1. (Les réussites c’était avec elle . Celle qui peignait des fleurs . Est-ce qu’elle était patiente ? Avec moi toujours). Le geste de battre, couper, piocher, disposer, retourner. ( Carmen qui tire ses cartes et chante la mort ). Cette patience qui avance jusqu’à Rome. Ce coffre. Cet homme . Ce rouge. Cette façon de mêler toutes les cartes sans les emmêler . De dévider . De nous emmener. De nous perdre un peu aussi et la retrouver avec ses lunettes pliables. Merci !

  2. j’ai pris le paquet dans ma main gauche, pourquoi la gauche je ne sais pas, ça ne fait rien) et je l’ai bien serré comme une ancre à la faculté de comprendre ou comme un viatique (mais pas pour jouer à faire une réussite ou une patience choses trop faites en des temps désespérés) en suivant ce magnifique texte du roman et de la Garde-Freinet au corps dans le coffre et à Rome en ne négligeant aucun des passages et toutes les saveurs qu’il contient