#gestes&usages #01 | Toulon, rue Mireille,  en 1952 ou 1953

A cause des couleurs qui doivent rester sages et assorties aux saisons : le bleu clair pour l’été, marine pour l’hiver et le duffle-coat…robes en  blanc uniquement pour les vichy d’été  | et là on a droit au vert ou au rouge pour alterner  avec le blanc | ou les chemises à col Claudine, et les écossais des jupes plissées que l’on inaugure parce qu’on a grandi dont le ton dominant doit s’accorder à celui du twin-set qui va encore. Rêver d’avoir enfin trente ans des jupes droites et grises, une robe en velours noir, ou rouge sombre ou prune ou d’un brun de châtaigne ; envier et dédaigner le pantalon vert criard avec une chemise jaune beuglant d’une fille d’un immeuble derrière le nôtre, une de celles avec qui on ne joue pas. Le gris ocré des immeubles plantés en biais dans la terre talée beige du terrain à la jointure entre la ville/port et le quartier résidentiel dégringolant vers la rade, face aux rambardes blanches ou aux grillages peints des jardins des villas orgueilleuses de l’autre côté de la rue qui ne se savent pas bien plus humbles que les maisons des amis, un peu plus loin, le long du Littoral. Les couleurs des branchages fleuris au printemps qui débordent des jardins face à notre vide.

Assise devant son secrétaire, ou devant une porte fenêtre, le ciel, les arbres, la mer ou n’importe quel réceptacle à sa pensée, elle tournait son visage, les épaules suivant avec un léger retard, et le sourire d’accueil pour la personne dont elle avait senti la présence ou qu’elle avait entendu montait dans ce mouvement avec une rapidité et une intensité graduées entre politesse, reconnaissance, amitié ou amour que l’on prenait comme un don. Elle mettait dans ses gestes en agissant, la précision, l’économie, la décision qui les rendaient évidents mais les prolongeait juste le temps, presque imperceptible, pour que naisse la grâce. Il lui arrivait d’ailleurs de ne garder que la grâce, et on s’amusait de sa maladresse. Si elle devait cuisiner elle le faisait avec la légère hésitation d’une fillette, mais la justesse de ses gestes démentait la gaucherie apparente. Sa main prenait, pendant que son bras se tendait, la forme exacte du visage de l’enfant qu’elle voulait caresser. Elle avait, tout en semblant prise par une conversation d’adulte, une attention silencieuse de mère-poule pour sa couvée, et ses yeux passaient une inspection aussi rapide que précise sur ses aînées. Son dos quand elle s’en allait, droit mais souple sur jambes décidées, pouvait si elle désirait la solitude dissuader toute tentative de la suivre ou interrompre sa marche. Dans le pré de la maison de vacances, plus qu’étendue sur l’herbe, s’ancrant dans le sol, s’écrasant contre lui, elle rendait un culte muet au soleil.

Il était souvent un peu en retrait, regardant à distance, muet, la vie qui se déroulait, mais il était présence sauvegarde. Il faisait de petits faits, dans ses lettres à ses enfants écrites de cette écriture penchée, étirée, des hommes de sa génération, des contes enchanteurs, Quand il revenait son vieux fauteuil club en cuir reprenait en même temps que lui sa place et il s’y enfonçait jouissant de se sentir au foyer. Il y écoutait le soir, en famille, la radio, ou commençait à écouter et nous guettions du coin de l’oeil le moment où sa pipe tomberait sur ses genoux ; il se réveillait alors d’instinct pour la rattraper, sa bouche se tordait dans un sourire et il affirmait qu’il réfléchissait. Culottant sa plus récente pipe, il en faisait, ses mains s’activant pour y verser un peu d’alcool pour l’inaugurer puis de petites quantités de tabac, tout en commentant ses gestes, un rite fascinant. Dans ses promenades avec sa marmaille, la mer, après les centres intérêt à eux dédiés, aimantait fatalement ses pas. En patriarche il se réservait la découpe des poulets ou rôtis, debout devant la table, et choisissant les morceaux pour chaque assiette tendue. Ses passages dans la cuisine, soulevant les couvercles ou piochant dans le plat en préparation, soulevait les protestations de la cuisinière ravie, mais il s’imposait pour moudre et préparer un café dont il prétendait qu’il était seul à le faire aussi bien, ce qui valait aussi pour les omelettes cuites avec des gestes presque épiscopaux. Quand n‘était pas en tenue ou vêtu pour des diners ou réceptions amicales, la première chose qu’il mettait dans une de ses poches, l’autre étant vouée à l’argent et aux cigarettes, était, indispensable, même si généralement inutile, la petite blague bleue contenant son couteau et un bout de ficelle anoblie du nom de bout, et pour les sorties à la voile sur un bateau ami, les autres hommes, d’un commun accord, lui laissaient la barre.

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

17 commentaires à propos de “#gestes&usages #01 | Toulon, rue Mireille,  en 1952 ou 1953”

  1. je me suis faite embarquée…
    beauté de tes phrases très construites et puis parfois un tiret vertical…
    et on aurait pu imaginer que chaque paragraphe allait commencer par ce « à cause de la couleur »… finalement on comprend que le 1 entraîne vers elle et puis lui, mère et père, enfin peut-être
    et infiniment touchée par le #2 qui m’a ramenée vers quelqu’un parti depuis longtemps, noyé…

  2. … que j’aime voir Toulon avec vous se dessiner derrière les robes.
    « Sa main prenait, pendant que son bras se tendait, la forme exacte du visage de l’enfant qu’elle voulait caresser. » Ces portraits en gestes, d’elle et de lui sont magnifiques. Merci Brigitte!

  3. merci à vous tous… bec ouvert ahuri
    précision : n’est pas exactement autobiographique, pas loin tout de même (et un toulonnais saurait que j’ai changé d’année et de lieux en cours d’écriture… pas de mer à regarder rue Mireille)

  4. C’est ça qui est merveilleux Toulon revisité… et si Mireille peut voir la mer tant mieux !

  5. Les tenues évoquées me renvoient à des bien connues et portées. Une époque bien réglée.
    Et puis on est emporté par la richesse de toutes les images, les détails.
    merci Brigitte pour ce moment de lecture

  6. Des couleurs qui doivent rester sages fidèles aux saisons… j’aime !
    Merci Brigitte pour vos histoires.

  7. Les couleurs appellent les souvenirs d’une époque, et puis ce sont les présences qui viennent, et quelles présences ! grâce l’écriture.
    Je relève ces deux mouvements qui se répondent :
    « la justesse de ses gestes démentait la gaucherie apparente. »
    et
    « les omelettes cuites avec des gestes presque épiscopaux. »

    • grand merci Laure et pardon imploré pour mon incapacité, malgré mon oisiveté de petite vieille, à vous lire tous.. même si je sais tout ce que je manque