Mère-Grand
Chaque dimanche sauf en cas de force majeure nous allions chez ma grand-mère dans le quartier de la Moskowa dix-huitième arrondissement de Paris, dans cet immeuble délabré aux marches dangereuses nous arrivions au premier étage dans un appartement surchauffé.
Le buffet accolé à la table de bois recouverte de toile cirée aux motifs illisibles quelques chaises coincées autour obstruaient une partie de la porte d’entrée fendillée. Ici régnait en maîtresse ma grand-mère russe autoritaire et inflexible.
De la fenêtre je pouvais contempler m’échapper vers le « talus » place de jeux où les enfants s’agglutinaient à la première occasion.
J’appréhendais ces dimanches, je ne savais pas ce qui m’attendrait, bienveillance ou colère Est-ce que je préférais qu’elle me propose le fameux jeu de dominos ou pas. J’adorais ces petits rectangles à fond d’ébène qui s’emboîtaient en un son d’une douceur féérique à mes oreilles, les sortir de leur boite en bois, les faire glisser sur la table pour les mélanger, un corps à corps soyeux. Tous recouverts d’ivoire blanc cassé et partagés en deux cases ils étaient marqués en creux de petits ronds noirs avec au centre une imperceptible bille de métal.
Il suffisait d’en distribuer 7 à chacune puis accoler des suites de dominos coordonnés aux mêmes nombres, le premier qui n’avait plus une seule pièce à poser avait gagné. Plus exactement gagner la colère de ma mère grand si elle perdait et vociférait en une langue inconnue. Selon mon humeur, je gagnais et fermais les écoutilles, parfois je la « faisais gagner » assurant un sourire triomphant qui rendrait l’air respirable pour tous.
Le manteau d’hiver
Mon père ne ménageait jamais sa peine pour me confectionner le traditionnel manteau d’hiver avec quelques chutes de tissus soigneusement récupérées des manteaux, tailleurs qu’il assemblait à longueur de saisons.
De sa première intention me protéger contre les frimas, commençait alors pour moi une série d’innombrables essayages, une torture à répétition pour dire vrai. La première tentative appelée « toile », me statufiait, une seule et unique règle ne pas bouger un cil, je devenais un mannequin de tailleur sans émotion, exception faite de mes deux jambes à la place du trepied en bois qu’on tournait dans tous les sens. Incontestable et très pointilleux je savais qu’une modification entraînait une totale remise en question de l’ensemble. Épingles déplacées, échancrure redessinées, et surtout refaire les traces de craie.
Les essayages se succédaient semaine après semaine, pas moins d’un dizaines de séance débutant en début d’année scolaire.
Mon nouveau manteau terminé j’avais l’impression de l’avoir tant porté qu’il me faisait l’effet d’une vieille nippe dans laquelle je me sentais le plus souvent engoncée.
J’attendais impatiemment le printemps lorsque je pourrais enfin m’en débarrasser.
Betteraves
Ce mot à lui seul suffisait à me faire frissonner. Cette racine rouge sucrée à la fois amère et farineuse était pour moi une malédiction.
Je me souviens de la première fois que j’en ai mangée, ma mère m’avait servie une soupe que mon père adorait, le bortsch, je n’ai pas pu y toucher. Couleur odeur texture tout me répugnait. Ou plutôt si j’ai essayé et tout recraché dans le même souffle.
Depuis, c’est la nausée à sa simple évocation.
Une fois cependant, invités chez des amis, en plat principal une salade de betteraves, polie j’ai essayé de faire bonne figure, J’étais une enfant polie.
Mon estomac s’est retourné, après une petite bouchée j’ai tout recraché aussitôt. En lisant la surprise dans leurs yeux, honteuse je n’ai pas osé dire mon dégoût et prétexté que j’étais malade ; mal au ventre bien-sûr.
Leur mine compatissante me soulagea, m’avaient-ils crue.