Parfois, le dimanche soir nous jouions aux cartes. Cela ce passait dans la cuisine, directement sur la table en Formica bleu clair. La cuisine était petite, pour les repas les rallonges de la table étaient tirées de dessous la partie principale et s’ajustaient parfaitement au plateau. Elles étaient ensuite repliées durant le reste de la journée. J’attendais avec impatience l’âge où je serais assez grande et mes bras assez forts pour réaliser ce tour de magie moi-même. Pour s’asseoir il y avait deux chaises et deux tabourets du même Formica bleu clair avec des pieds en métal et des protèges-pieds en caoutchouc, je les appelais les petits sabots, doublés de patins ronds en feutre afin d’éviter les bruits de raclements insupportables pour la voisine du dessous. Pendant les repas, une fois assis, les parents sur les chaises et les deux filles sur les tabourets, il était presque impossible de bouger dans la pièce.
Pour jouer aux cartes, les rallonges restaient sous la table. Chacun gardait sa place habituelle mais alors, nous les enfants, nous étions plus proches du plateau.
Ce jeu de carte, les Mille Bornes, était la récompense attendue des fins de dimanches pluvieux, ces longues heures où nous étions restées enfermées sans pouvoir courir, jouer à chat ou à la balle. Ces soirs là, exceptionnellement Papa jouait avec nous. Lorsqu’il n’avait pas de carte feu-vert pour démarrer, il essayait de nous amadouer pour commencer quand même avec l’argument qu’il était le seul à avoir le permis de conduire. Nous ne nous laissions pas faire et généralement nous nous liguions contre lui.
C’était aussi le soir où maman ne cuisinait pas, le soir du grignotage de morceaux de carotte et de gruyère qui se terminait par un ramequin de riz au lait.
Maman était attentive à respecter les consignes de nutrition. La cervelle de mouton, pochée avec un filet de citron faisait régulièrement partie du menu parfois agrémentée d’un brin de persil, pour la vitamine C. Un jour, Mathilde, ma petite soeur, a décidé qu’elle n’aimait pas le vert dans les légumes. Elle ne l’a pas dit, elle se contentait de trier sa macédoine en regroupant les petits pois sur le bord de l’assiette. Maman a fini par s’en rendre compte sans pour autant modifier le choix des repas. Les jours où le vert était au menu, un bras de fer s’installait : ma petite soeur devait finir son assiette et ne pouvait pas sortir de table tant que ce n’était pas fait. Je jouais dans notre chambre, de temps en temps je venais l’observer depuis la porte de la cuisine. Maman était debout les bras croisés, Mathilde était assise, la tête penchée et les yeux baissés, elle ne bougeait pas. Un jour Maman l’a forcé à manger, Mathilde a vomis son repas dans la minute suivante.
Mathilde résistait toujours ainsi à ce qui lui déplaisait. Elle restait impassible et les parents renonçaient. Elle n’a jamais voulu porter le pantalon et la veste sans manche que Papa nous avait fabriqué une année pour Noël. Il avait passé plusieurs soirées sur la table en Formica, à travers la porte fermée nous entendions le bruit de la machine à coudre. Sa première et seule création couturière. Elle n’aimait pas la matière, mélange de laine et de fibres synthétiques, qui la grattait. Elle n’aimait pas non plus le motif de gros carreaux écossais rouge et gris. Son ensemble restait dans son armoire. Le mien, je devais le porter, j’étais une enfant docile. Pas pour aller à l’école car j’aurais risqué de l’abimer, mais lors des réunions de familles afin que les oncles et tantes admirent les multiples compétences artistiques de Papa. J’ai retrouvé une photographie d’une réunion de famille, au milieu des enfants je souris vêtue du pantalon à carreaux qui gratte.
Tout y est ! Le jeu de cartes, la cervelle, le manteau ! Et les transitions sont impeccables. Décidément cette consigne est propice à produire de petites scènes délicieuses.
Merci Véronique pour ta lecture et ton commentaire.