Je me sentais partir. Plus rien n’avait d’importance. Ma mère me veillait. Pleurera-t-elle ma mort ? Saura-t-elle rester digne dans son deuil ? Aucune émotion chez elle. Aucune inquiétude. Elle se contentait de me soigner. Prendre ma température. M’appliquer des compresses d’eau froide sur le front. M’engueuler parce que je rechignais à prendre mon Doliprane. Tout un savoir-faire. Et il y avait les remèdes dont je doutais de l’efficacité. Cette horrible infusion de thym. Plutôt crever que d’y tremper les lèvres. Ma souffrance était terrible, insurmontable. Dans mon agonie, j’avais envie de tout détruire. Que le monde pète. Que l’univers éclate. J’étais un champ de bataille. Je haïssais la vie même. Il n’y avait plus d’espoir. J’étais foutu.
Ma mère se mit en colère : « Je t’ai dit de boire ça ! Tu vas le boire ! » J’étais forcé. Le goût était désagréable. L’odeur déplaisante. Je n’avais pas la force de m’opposer à elle. J’avais mal à la tête. Mal à la gorge. Je me souvenais de la grimace de haine de ma grand-mère. C’était quelques mois (semaines ?) avant sa mort. Je ne l’avais jamais vue faire cette tête. Son monde s’effondrait, et avec, l’amour qu’elle avait pour moi prenait fin.
Pourtant, il y avait du bon dans ma situation. C’est surtout quand la maladie reculait que j’en prenais conscience. Je pouvais éviter l’école. Je n’aimais pas ça, l’école. Je restais bien au chaud, dans le lit, couvert d’un drap, un livre entre les mains. J’avais toujours un livre auprès de moi. Sur les tortues. Le système solaire. La mythologie égyptienne. Le cycle de l’eau. Trouvés dans une brocante, pour certains. Tourner les pages. Regarder les images. Lire le texte à côté. Et j’ai encore en mémoire l’étonnement de mes parents quand, un jour, je leur avais demandé s’il était vrai qu’à notre mort, notre cœur allait être pesé sur une balance.
Devenu adulte, je n’avais plus besoin de tomber malade. J’ai passé toute une année sans assister au moindre cours. Le droit commercial et les finances publiques m’ennuyaient. Je préférais errer dans les rues de Paris. Puis j’entrais dans un cinéma.
le «puis» de la dernière phrase est formidable ! il renvoie au «ils voyagèrent» de la fin de l’Éducation sentimentale !
C’est très concret, très palpable et cependant posé à juste distance
(le cœur pesé sur une balance m’a poursuivi longtemps…) et l’ellipse temporelle
(C’est vrai que la chute est drôlement bien )
La manière dont la lecture va (te) permettre d’échapper au monde et la place de la fiction (dernière phrase), … vertige !
Comme je disais à Nathalie, vos textes sont si prenants… quelle drôle de bête faut-il aller taquiner et énerver pour un si fort résultat.
Au fil de tes textes qu’on peut désigner « Parents », les positions un peu rigides de l’enfant et très rigides des adultes créent un monde que tu éclaires avec ces pointes de bonnes manières qui en sont touchantes (goût désagréable, odeur déplaisante) et qui – dans ce qu’elles cachent, – nous touche fort, (l’infusion est horrible) (puis vient l’écriture)
très fort…. et tellement juste…
Hello Jad, Très beau texte. J’espère que tu vas bien, on ne t’entend plus !