#enfances #03 | La renverse

notes sur l’établissage du texte

Il y a toujours eu un chien pour se barrer. Toujours.

Il y a toujours eu un chien pour se barrer, toujours, et c’est comme une rengaine où défilent dans le désordre à peu près tous les chiens qu’il a pu connaître. Pezaud le barriquot | Miraut | Poupette, Candy et sa penille, la Souris aux grandes dents | Pirate, toujours à l’ouest, Fina, la broche à travers sa peau | Taïaut | Louloutte | Minouchette, le chat blanc à la queue tigrée, tiens | Fanny, le petit roquet à l’haleine de fauve, le vieux Nèg’ et ses cailloux | sa fille, qui s’appelait comment, et Magnéto. Et toujours le même portail pour se barrer. Toujours le portail du bas. Une structure métallique bricolée avec de vieux montants de cage de foot emboîtés, du grillage fixé dessus que les chiens mordaient, tiraient, et ça a fini par faire un trou, qu’on a bouché avec un paillasson d’acier en spirale. C’était plus résistant. Mais quand il ouvrait ça n’empêchait pas la meute de fondre entre ses jambes et de se retrouver par terre.

« À la renverse. Hep ! hep ! les cheuns ! Entre les jambes | sur le cul | la tête dans le grillage | mains en l’air pattes sur le ventre | les griffes, le visage, le grillage, les cheuns ! les cheuns ! à aboyer, à déguerpir, à disparaître.

À la renverse. » Les chiens s’étaient barrés. On courait après. On criait. Il y en a qui s’arrêtaient, qui revenaient. Ils avaient juste suivi le mouvement. Ils venaient de courir jusqu’à la rivière et ils revenaient, comme d’une promenade | l’air guilleret | petit trot queue en trompette. « Et te v’là ché mon poure petit ! Et quelque chose avait valdingué : tartine pain beurre au chocolat | petite voiture Lego qu’il voulait montrer | pistolet ou épée en plastique | la gourde en forme de poire. Les deux autres avaient disparu. On avait couru, crié, on les avait vu enfiler un rang de maïs et ressortir dans le chemin, dans le coteau. Maintenant l’Estafette. »

À la renverse, ou presque, et le chien se barre. Une fois il a essayé de suivre ce chien qu’on n’a pas revu durant des jours. Il s’était sûrement perdu. Une fois, avec cette voix de perdu qu’il ne comprend pas toujours, avec qui il n’est pas nécessairement d’accord, qu’il préférerait ne pas écouter parfois. Mais c’est quand même elle qui fait avancer la chose. Va comprendre ! Et c’est vrai que le souvenir s’était étoffé. D’autres étaient venus se greffer par petits bouts, d’une promenade avec le chien sur des chemins qui allaient où, d’une course dans les hautes herbes, les têtes et les oreilles à sauter, d’un jour de chasse dans les bois tapissés de fougères, un bord de rivière ou de fleuve d’été, un jet de pierre pour un jet d’eau. Le chien qui s’était barré, et c’est la voix qui courait à corps perdu, qui aboyait. Qui appelait peut-être. Pour le rejoindre ? Il ne se savait pas si éloigné, ni suivi, recherché. Traqué ? Là dans ses souvenirs ? Là dans le texte ? Le chien était revenu. On venait de me retrouver, c’était foutu ? Papa lui a collé une branlée. Mais qui pour célébrer le vertige et l’ivresse ?

« À la renverse. La mère Fissou | Eh… i m’écouillant ! | l’hématome sur le visage | une plaque noire. Il a couru derrière. Il a crié je ne sais quel nom. Il a sauté la barrière du jardin, enfilé l’allée, passé le pont de pierre. Il appelait. Les peupliers frissonnaient en courbant la tête. Il courait, par les prés, par les champs, par le vent. Il avait plu, la terre collée aux chaussures | le garet qui pate | à s’encasser. Il appelait | aboyait. Il courait, je suivais. On nous attendait, dans le chemin près du Carrelet, près de la ferme abandonnée. » La vieille ferme où on a fini d’abattre un pan de mur en ruine. Renaud, Stéphane, Jérôme et son sac à bonbons multicolores, des chewing-gums très forts et des barres Raider, Sébastien. On l’a abattu à coups de pierres sur les zones faibles, là où ça s’effritait au sommet, et puis là où ça penchait et ça se fissurait. Des fragments tombaient. Et ça s’est effondré d’un bloc.

Et puis à la rescousse, aussi. Dédé. D’aller suivre le chien comme ça, dans la buse, qu’est-ce qu’il lui était passé par la tête ? « D’aller s’musser. » Rien, c’était Dédé. Et quand les pompiers sont arrivés. Dédé coincé, on fait quoi, on prévient. Il a fallu prévenir, rentrer pour alerter. Dédé, coincé. On a appelé les pompiers. Sa mère. Ils allaient arriver. Et nous aussi on arrivait. On y retournait avec sa mère, la mère Girhème. Avec sa petite voix, « sa voix de crécelle. Qu’il est encore allé où s’musser cheu là ? » On arrivait avec elle. Et le chien. Il était ressorti de la buse, il était rentré à la maison. Maintenant il nous suivait. Un peu derrière, un peu devant. Et c’est quand il a détalé, quand il a couru vers la cour des poules qu’on a réalisé, qu’on avait oublié. Le sacrifice, Totem. « Totem a dit… » Et puis, il se rappelle, avant le chien dans la buse et Dédé coincé, les membres pendus au fil barbelé, le chien dans la cour, le chien monté sur le grillage de la cour, les poules et les poussins affolés, Dédé qui ouvre le portail, les poules en l’air, les poussins dispersés, le chien sur eux, les poules sur le chien, Dédé à gorge déployée, les becs et les griffes, un poussin dans la gueule, les autres à gueuler, un autre au sol, les poules sur le dos, le chien qui détale, le poussin qui vole, l’autre au sol, la tête en sang, Dédé dans la cour pour le récupérer, les poules au cul, les autres qui gueulent, Dédé qui se barre, qui a refermé ? Et puis, le Totem. La cérémonie pour les poussins morts sur le pont de pierre. Sur la plus grosse, la pierre à crier. Dédé patriarche, de sa petite voix. « Totem a dit… pour les pères mourus… ça crie fils… ! ça crie fils… ! — Ça crie fils… ! — Totem a dit… pour les membres disparus… ça crie fils… ! ça crie fils… ! — Ça crie fils… ! — Totem ! » Et Dédé, de ses grosses mains, a écartelé les poussins morts. Il a arraché leurs membres. Les pattes, les ailes. Il a fixé les moitiés de corps sur le fil barbelé par les têtes. Il a pendu les autres moitiés de chaque côté, un cran de barbelé en dessous. Il a accroché les quatre pattes et les quatre ailes autour, plus ou moins en cercle. Et ça faisait un drôle de visage avec des yeux à becs rouges entrouverts. « Les yeux de Bec à l’œil de plume. » Des yeux qui allaient parler ? Des yeux que le chien allait bouffer. Dédé lui a fichu un coup de pied et s’est mis à poursuivre le chien qui détalait, qui s’est jeté dans le fossé, qui s’est engouffré dans la buse et voilà. Dédé dans la buse, le visage sur le chemin, la mère à sa rencontre, les pompiers en route, je me suis précipité, j’ai couru tout ce que j’ai pu, je ne sais pas ce que j’ai raconté, je suis arrivé le premier, j’ai sauté et secoué la clôture. Ni vu ni connu, sauf le chien qui a flairé et qui a fini par venir bouffer la chose dans le fossé, tout est tombé. Le visage tabou s’est défait d’un trait.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

3 commentaires à propos de “#enfances #03 | La renverse”

  1. « le visage tabou » — une espèce locale d’oiseau-tonnerre ?

    « cette voix de perdu qu’il ne comprend pas toujours, avec qui il n’est pas nécessairement d’accord, qu’il préférerait ne pas écouter parfois » — je commence à appréhender cette voix qui s’insère dans tes derniers textes (mais peut-être auparavant déjà ?) : dédoublante, perturbatrice, presque étrangère (avec son langage à elle en tout cas — idiolecte ?)
    — et c’est comme si, je le ressens pour ma part, il n’y avait de « perdu » que trouvant refuge et écho en nous — la perte, nous en sommes les receleurs, les porteurs, les véhicules
    … je me souviens de ton #00 — « perdu dans sa recherche »

    • Je n’ai pas trouvé mieux pour répondre à tête reposée que de copier-coller la note qui découle du commentaire instructif. ——— L’ami Christophe entend dans quelques-uns de mes textes une voix « dédoublante, perturbatrice, presque étrangère (avec son langage à elle en tout cas — idiolecte ?). Trois épithètes, une parenthèse, je crois que le compte y est. Car, moi, j’ai trois narrateurs en tête :
      a. le premier, général, qui raconte l’histoire de cet homme — je dis homme à cause du il, j’aurais peut-être aussi pu écrire elle, je ne crois pas que le personnage soit vraiment marqué sur le plan du genre ; disons que il recouvre simplement un personnage — qui veut écrire certains souvenirs d’enfance — pourquoi, on ne sait pas, on s’en fiche, c’est le comment qui l’intéresse ;
      b. le deuxième narrateur, c’est ce personnage qui s’exprime lui-même — facile, c’est en italique ;
      c. le troisième niveau de narration est placé entre guillemets et contient ces barres verticales un peu encombrantes : ce sont des extraits de ce qu’a écrit le personnage, des essais ;
      d. (là où ça se corse, c’est quand les niveaux se dédoublent, si on veut, se perturbent, se contaminent : l’italique avec les citations, comme des projections de ce qui va ou pourrait être écrit ; la reprise des barres verticales par le narrateur omniscient (?) ; le surgissement de brefs passages en italique dans son récit).
      Tout cela fait-il que c’est comme si, alors, Christophe, « il n’y avait de « perdu » que trouvant refuge et écho en nous — la perte, nous en sommes les receleurs, les porteurs, les véhicules » ? de la même manière que l’un des trois niveaux de narration peut trouver refuge dans un autre ? ——— Merci pour cette note.

  2. Rétroliens : #enfances #lire&dire | L’Heure de goûter (ou comment faire l’enfant) – 4 – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer